Un peu trop sûre de moi. Un peu trop confiante. Bien qu'affrontant des vérités frappantes au travers de mon métier, force est de constater que ma vigilance s'atténuait. Depuis que Lucy était entrée dans ma vie, sa sécurité passait avant tout, me faisant oublier la mienne. Le confort d'avoir un lieu sûr où laisser Lucy pendant mes rendez-vous professionnel était d'une aide précieuse. Encore impensable de la mettre à l'école. Même s'il s'agissait d'une école privée... Il faudrait bien un jour qu'elle se remette à côtoyer des inconnus, des lieux publics, mais il était trop tôt. L'enfant se remettait de cette traumatisante expérience qu'elle avait vécu.
Partout où je me rendais, mes pensées s'envolaient vers elle. De quoi être préoccupée mais aussi soulagée d'enfin trouver quelqu'un qui parviendrait à combler ce vide qui me pesait de plus en plus sur le cœur au fil des années. Si j'avais eu la chance de retrouver mes parents, mes frères et mes sœurs, difficile de ne pas avoir l'impression d'être une étrangère dans la fourmilière. Un sentiment qu'il m'était facile de laisser de côté, d'occulter en leur présence. Mais impossible à estomper... Le temps ne remplaçait pas les souvenirs communs, la proximité, le soutien indéfectible... Un manque que je n'étais même pas capable d'assumer face à mon psy...
Une femme bien dans sa vie, droite dans ses bottes, mais qui restait cassée, bancale et instable. Une fois le masque tombé, je redevenais cette gamine perdue, délaissée, asservie sans repères.
Tout semblait habituel. Routine printanière et pensées ordinaires. Jamais un sourire ne traversait mes lèvres quand je marchais seule dans les rues. Quand je conduisais ou quand je prenais les transports en commun. Comme si la courbure de mes lèvres n'était là que pour satisfaire et rassurer mon entourage. Comme si une part de moi était si triste et morne qu'il m'était impossible de sourire pour moi-même, juste parce que j'étais heureuse.
Dans cette neutralité, pas me guidant automatiquement comme je le faisais depuis des mois, des ans déjà. Trop prévisible. À qui appartenaient ces mains qui me saisirent ? À qui appartenait ce souffle qui vibrait dans mon cou ? Une pression, un mouchoir... le noir total. Mes muscles se relâchaient un à un sans que je ne parvienne à me débattre. Sans pouvoir lutter de quelque manière que ce soit. Le noir suivit du silence. Un soupir presque salvateur...
Quand la lumière se mit à traverser de nouveau mes paupières, l'odeur m'était inconnue. La chaleur se faisait humide. J'étais allongée sur un lit plutôt confortable mais rapidement, je me rendis compte que ma main était attachée. Le métal froid me sciait le poignet. Tirer dessus ne suffirait pas à m'en libérer. La peur fut la première émotion qui me traversa, accélérant mon rythme cardiaque et me faisant perdre le fil de mes pensées ; incapable d'avoir le moindre raisonnement.
Puis cette voix... qui malgré les années pourrait être reconnue entre mille. Cette intonation si caractéristique que je ne connaissais qu'à une seule personne. « I-ian...me retrouvai-je bouche bée. C'est impossible », s'échappa en norvégien ce murmure incrédule. « Qu'est-ce que tu fais là ? Comment tu m'as retrouvée ? Pourquoi je suis attachée ?! Enlève ça et laisse-moi partir. Quoi que t'aies en tête, c'est pas une bonne idée, je te préviens », vins-je tenter de me défendre, de l'intimider alors que mes yeux criaient la panique qui me submergeait. La peur devenait un sentiment profond. Une appréhension qui me forçait à imaginer le pire, si bien que mes yeux en devinrent soudainement humides d'inquiétude et d'incertitude. Scandinave à l'accent rouillé par les années passées ici, je n'en avais pourtant pas oublié les mots, le sens, encore moins les épisodes qui s'étaient déroulés sous cette langue. Si familier et effrayant à la fois, je me faisais craintive tout en essayant en vain de montrer les crocs.
Dernière édition par Herkja Reynolds le Mer 10 Juin - 23:43, édité 1 fois
Un cauchemar, une mauvaise blague, bête noire d'un rêve que je souhaitais mettre de côté pour en oublier tout le mal que cela m'avait causé. Si je gardais leur prénom comme emprunte de ce que j'avais traversé, je n'en souffrais pas moins. Ces souvenirs, tâchés par le crime, par l'obsession malsaine... le pire dans tout ça, c'est que j'avais cette peur au ventre que cette femme qui avait été ma mère toutes ces années ne m'ait instiller cette déviance. Ce côté sombre. Je voulais m'en détacher, tout comme je voulais fuir l'homme qui m'avait fait payer cette mascarade au prix fort.
À cette époque d’insouciance, il avait été mon père. Ses traitements faisaient partie de mon éducation, de qui j'étais aujourd'hui. Comment ne pas lui en vouloir ? Comment ne pas en vouloir même à ce fils que j'ai si longtemps considéré comme mon frère de sang ? Nous n'avions en commun que les tapisseries vieillies de cette maison. Ce passé que je voulais éviter, fuir.
Tout était plus facile ici. Loin d'eux. Loin de lui...
Yeux au bord des larmes, je me concentrai sur la colère inspirée par le mensonge. Pour ne pas céder. Pour ne pas le laisser gagner. Gagner quoi ? J'ignorais ses intentions, l'enjeu et la raison de son action, de sa présence ici. Je connaissais suffisamment Ian pour ne pas être sereine. Le voir s'approcher me fit une réaction épidermique, peau hérissée et cœur battant comme si j'étais entrain de courir un marathon... À l'instant où son doigt se posa sur mes lèvres déchaînées, l'organe manqua un bond. Souffle coupé, temps arrêté et figé dans le croisement de nos regards.
Cette voix... cette présence... L'image du fils adulé avait très rapidement primé sur celle de l'enfant délaissé, mit de côté à ne jouer qu'avec ses breloques en bois, sans mère pour l'enlacer ni l'aimer. Je la lui avais volée. Volé sa mère, son enfance, sa vie... un passage qui aura tout détruit, anéanti...
Quelques secondes avaient suffit avant que la vapeur de mes pensées ne se renverse. Il n'avait pas le droit de m'infliger ça ! Et cette culpabilité que j'avais appris à délaisser, à retourner au fil d'une longue thérapie revenait comme si nous étions téléportés dix ans auparavant... Ce n'était pas moi qui avait enlevée l'enfant de d'autres. Ce n'était pas à moi que revenait la faute. Hors de question.
Ses mots provoquèrent un frisson dont j'ignorais l'alignement. Bons ou mauvais. Je ne savais plus où j'étais, à peine comment je m'appelais... était-ce le contre-coup ? Mes dents se serrèrent à ses prétentions : me sauver ? Lui qui m'avait menti en plein visage toutes ces années à faire comme si de rien n'était ? Un culot qui ne pouvait que m'exaspérer. Les poings serrés, lèvres crispées par les molaires sous pression. « Non. Tu ne l'as jamais été. Te rends-tu seulement compte de ce que tu fais ? l'interpellai-je en lui montrant ces menottes. Qui ferait ça à sa sœur ? Ian... » vins-je déplorer son attitude. S'il était capable de ça, de quoi d'autre était-il capable ?
Il fallait que je trouve un moyen de quitter cet endroit avant qu'il ne m'arrive malheur... Ian n'était pas du genre à lâcher aisément le morceau et le provoquer n'allait pas m'aider. Peut-être que si je venais à l'amadouer, à gagner sa confiance, cela me permettrait d'au moins quitter cette chaîne. À ce moment, il me sera bien plus facile de détaler à la première occasion. L'esquisse d'un plan qui venait éviter que les larmes ne tombent piteusement sur mes joues.
Rythme cardiaque encore emballé, un vertige persistant à revoir le passé me hanter. À revivre autant les mauvais que les bons moments. Que ces fois où il était venu s'occuper de moi. Où parfois, je sentais son regard veiller sur mon sommeil. Comment pouvait-il être cette même personne qui, aujourd'hui, m'enlevait et venait cracher sur ceux à qui ses parents m'avaient arrachée ? Ils en ont souffert, bien trop, bien plus qu'il ne pouvait le penser. Et ce n'était pas sa faute à lui, non. Ce n'était pas notre faute à nous deux... bien qu'il ait fallu que nous en payions le prix. Injustice que j'avais accepté. Que Ian devrait finir par accepter... En ça je m'en ressentais une empathie qui me perçait le cœur. S'il possédait la vérité, rien ne l'avait préparé à mon départ. À ce que cette vie, aussi bancale qu'elle était, ne devienne une page à tourner.
Impossible de réfléchir correctement. De garder les yeux ouverts trop longtemps sans ciller. Impossible de me détacher de ces sentiment contradictoires. De cette envie de l'enlacer autant que de le repousser. Ian avait perdu la tête... Ce qu'il avait fait était inacceptable... autant qu'il était inadmissible que l'homme censé être mon père ait également agit de la sorte avec moi. M'entravant, me noyant dans ce noir qui m'avait tant de fois terrifiée...
En ce temps-là, les yeux de Ian étaient la seule lueur à laquelle il m'était donnée de me raccrocher. Aujourd'hui, il était le bourreau. L'acteur de cette situation désastreuse.
Arrogance dans les mots, salissant le passé qu'il s'échinait à vouloir me renvoyer en plein visage. Maladresse dans l'acte, dans les gestes, dans les mots. Que lui était-il arrivé, ces dix dernières années, pour être devenu ainsi ? Un intérêt qui ne révélait d'aucune curiosité mal placée, seulement de cette empreinte me poussant à me sentir concernée. Immuable réalité qui ne pouvait s'estomper par le simple écoulement des années à être séparés...
Fébrile, autant face à lui qu'à mes mots, je redoutais sa réaction. Serrant le poing bien plus fort, plantant mes ongles dans l'épiderme de ma paume. Ses réponses en questions me brutalisaient. Comme un lasso venant me serrer le cœur. J'avais beau avoir fait le deuil de cette famille qui m'avait volée, il m'était impossible de rester insensible, imperméable. Avoir oublié ? Je n'en avais que la prétention.
À le voir se lever, la peur m'ébranla. Avait-il changé au point d'être capable de me faire du mal ? Sa place n'était pas dans ce monde, pas dans cette nouvelle vie que j'avais égoïstement choisie. Incapable de lui répondre, je pus sentir l'écœurement le saisir à croire que j'ai pu reprendre mon identité de naissance.
Les réponses, j'aurais dû les avoir. Les réfléchir ce jour où je m'étais décidée à partir. Mais j'avais préféré ne pas y penser, laisser ça de côté à prétendre que ça n'aurait plus la moindre importance une fois ma famille retrouvée. Rien n'était plus faux... cette chaleur qui se dégageait de mon cœur emballé me rappelait à l'ordre. Quoi que je puisse en dire, ils avaient compté pour moi. Le contexte avait beau n'être qu'un simulacre, les émotions et les paroles étaient vraies. Jusqu'à ce qu'il se mette à me mentir, à m'éloigner de la vérité. Le reste... le reste comptait. « Je ne peux pas t'avoir oublié. Même si je le voudrais, je ne pourrais pas...Vingt ans, Ian. Vingt ans de ma vie volés, arrachés à ceux qui m'ont vu naître, qui m'ont aimée avant même de savoir qui je deviendrais... Si tu crois qu'admettre la vérité sur notre lien est injuste, en quoi se voir arracher un enfant était juste pour ma famille ?! » Des sanglots sans larmes, une détresse pleine de colère et de remords.
La situation n'était juste pour personne. La seule responsable avait disparu depuis longtemps déjà. En me laissant l'amer certitude que tout ceci l'a rendue heureuse et comblée. Trois vies saccagées et direction les Ciel. Ça, c'était injuste. Qu'elle n'ait pas payé pour ce crime. Même sa mort avait été trop douce pour être le quelconque témoignage d'une punition divine. Mais avais-je le droit de la détester en face de son fils naturel qu'elle avait rejeté pour mes beaux yeux ? Après toutes ses belles attentions ? De quoi donner mal au crâne... « Tu n'es pas mon frère... quand bien même on le voudrait, ce n'est pas vrai. On nous a trompés, Ian. La seule façon pour moi d'en sortir, d'accepter cette réalité, c'était de retrouver les miens. Même si pour ça il fallait que je me détourne de toi », tentai-je de l'éloigner au risque de déclencher ses foudres. Incapable de me résoudre à jouer avec ses sentiments en lui faisant croire à une quelconque épiphanie.
Si j'ai décidé de tirer un trait sur mon passé dans l'espoir que tout ceci ne puisse plus jamais m'atteindre, je m'étais rendue compte que je ne pourrais effacer les souvenirs et les sentiments éprouvés. « Avec tous les efforts du monde je n'ai pas réussi à oublier. Je mentirais en disant que je n'ai pas essayé. Mais ça ne marche pas comme ça... » Un air résigné. Je n'étais pas désolée d'avoir fait le choix de retrouver ma vraie famille. Une vérité qui, visiblement, le brisait. « Le fait que tu sois là, à m'enchaîner ici, ça prouve que ce qu'il y a entre nous ce n'est pas de la fraternité... Ce n'est pas comme ça qu'on se traite entre frère et sœur », essayai-je de lui faire comprendre. De le faire percuter sur la situation dans laquelle il nous mettait...
Accroché à mon existence comme un aimant indissociable, je ne parvenais pas à comprendre cette obsession qui le hantait. Et pourtant, inconsciemment, je ressentais la même. Cette pointe dans mon cœur qui me faisait culpabiliser d'être partie, d'avoir claqué la porte en le mettant dans le même panier que nos parents... Une cruauté à laquelle je ne devais pas croire si je voulais garder les idées au clair. Ne pas entrer dans son jeu et ne pas me laisser submerger. Pitié...
Angoissée par cette situation, je m'enlisais sans même m'en rendre compte. Une panique qui sommeillait et coulait dans mes veines sous la forme d'une silencieuse adrénaline. Le froid dans ses yeux me domptait et achetait mon écoute bien plus que ma volonté ne le souhaitait. Pinçant mes lèvres, je me mordais intérieurement à vouloir éloigner ce sentiment que Ian souhaitait instiller dans mon esprit.
Je n'ai pas passé dix ans de thérapie pour le voir débarquer dans ma vie et tout bazarder, si ? Un tel gâchis n'était pas digne de moi. Ni de personne. Un sursaut me surprend au bruit du pot qui s'effondre au sol. J'ai l'impression de m'être mordu la lèvre jusqu'au sang... Mes yeux se fermèrent et s'en échappa deux larmes froides. Alors le glas de son jugement sonna et me percuta d'une violence que je n'avais pas envisagé.
Mon rythme cardiaque se faisait rapide et j'étais incapable de le regarder dans les yeux. Si nos regards osaient se croiser, je m'effondrerai en larmes comme le pot s'était dispersé sous le coup de son pied. « Alors qu'est-ce que tu attends de moi, Ian ? Pourquoi je suis ici ? Réponds-moi ! Je ne te dirais pas que je suis désolée. Après tout ce que j'ai traversé, à voir mon monde s'effondrer et t'en savoir complice, tu sais pas ce que ça fait de devoir reprendre ta vie à zéro comme j'ai dû le faire. Tu ne sais rien de ce que ça fait, vivre avec des racines coupées. Toi tu sais d'où tu viens, mais ce n'est pas mon cas. Je n'ai qu'une illusion en guise de fondation et aucune maison construite sur des illusions ne peut tenir. C'est avec ça que j'essaye quand même d'avancer et de vivre. » D'élever ma fille, d'être là pour ceux qui me rattrapent en cas de difficulté, d'exister par mon travail et par mes choix. J'essaye, même si tout menace constamment de s'effondrer.
L'arrière de ma tête se reposa contre le mur, au bord des sanglots que je retenais encore et encore. Son dos tourné était typiquement le genre de raisons qui m'avaient poussées à partir sans regarder derrière moi. À mes yeux, il m'avait tourné le dos à l'instant T où il a su pour l'enlèvement. C'est à ce moment-là que j'ai perdu mon frère. Avec, les années qui suivirent, la farce de son jeu d'acteur. Si je comprenais aujourd'hui que c'était pour palier sa peur de me perdre, ça ne constituait pas une excuse suffisante pour lui pardonner. Tout comme je ne lui imposais pas de me pardonner. Une rancœur si forte qu'elle l'avait poussée à venir ici... Il devait y avoir autre chose. J'ignorais quoi...
Sans cette confiance brisée, je n'aurais pas tiré un trait sur mon enfance, sur lui. Sans cette trahison qui me hantait encore aujourd'hui, c'est avec lui que j'aurais tout fait pour mettre les voiles. Aurions-nous réussi à vivre sans son père ? Serions-nous heureux aujourd'hui ? Si j'éprouvais de lourds doutes là-dessus, ça ne pouvait être que des hypothèses sans fondement. Et aucun si ne remontait le temps.