Ils sont rares, ces moments où la solitude te berce; ces instants devenus précieux par l’éphémère de leur caractère. Ceux où il n’y a pour occuper tes pensées ni les tracas quotidiens, ni ces devoirs auxquelles tu ne sais que trop bien t’obliger. Où sont au cœur de tes préoccupations tes envies seules, en lieu de celles de ces autres auxquels tu aimes te dévouer – ton
Corbeau, en particulier.
C’est un apprentissage qui est long. Fastidieux. Vivre pour toi-même, ce n’est pas ce que tu fais le mieux. Tu n’es pas certaine, Evey, que ce soit véritablement ce à quoi tu aspires; que ton bonheur serait le même s’il n’était sublimé par celui d’autrui. Mais tu t’y essaies; occasionnellement, lors de journées comme celles-ci. Pour voir, seulement voir ce qu’aurait pu être cette vie qui ne sera jamais tienne; goûter l’ordinaire, embrasser cette futilité doucereuse dont jouit le commun des mortels – celui dont les songes sont faits moins de cauchemars que de rêves. Oh, ce n’est pourtant pas que tu les envient; tu ne troquerais pour rien au monde ces démons qui t'ont menée à lui. Non, ce n’est pas tant que tu en éprouves le désir, mais plutôt la curiosité. L’envie d’expérimenter, juste pour voir, juste le temps d’une ellipse à ta réalité.
Alors aujourd’hui, tu t’es prêtée au jeu, prétendant que ton existence avait la frivolité de celle des gens heureux. Fabuler un monde par-delà le verre optique, capturer l’intangible au moyen de ton argentique. Te trouver les mains terreuses, les phalanges noircies d’entretenir, de soigner, bouturer et repiquer tes colocataires verdoyantes; ces plantes auxquelles tu offres plus d’attention qu’on ne t’en offrit toi-même, il fut un temps. Laisser le hasard guider tes pas, n’avoir d’ambition que de voir où celui-ci te mènera. Chatouiller tantôt le nylon chantant des cordes d’un instrument, tantôt le coton emmêlé de celles d’un macramé dont tu avais oublié l’existence. Lire, broder, manger des viennoiserie au déjeuner, replonger dans de vieux projets trop longtemps négligés et en commencer de nouveaux, que tu finiras par laisser de côté. Ne faire que ce qui te plaît, comme si c’était tout ce qui importait; comme si tu n’avais rien de mieux à faire, rien que le temps d’une journée. Et lorsqu’enfin, tu estimes en avoir eu assez, que tu te glisses sous les couvertures pour t’en remettre à Morphée, il te vient cette idée insensée que, peut-être, cette nuit, toi aussi tu sauras rêver.
Tu n'es pas certaine de t’être assoupie, pourtant, lorsque l’orage s’invite soudain dans ta nuit; lorsque le tonnerre gronde à en faire trembler ton lit. Ou peut-être est-ce ce sursaut, plutôt, venu tirer ta carcasse de sa léthargie au moment où le fracas parvient à ton ouïe, où l'écho des coups martelés contre ta porte remplace le silence au sein du logis. Et c’est sans trop réfléchir que tu t’extirpes des draps, quelques pas flegmatiques te traînant jusqu’à la lourde malmenée que tu ouvres pour découvrir ce qui se trouve de l’autre côté. Et tu ne comprends pas, d’abord, lorsque la figure d’Henry s’impose à tes pupilles encore dilatées des songes auxquels il t’eut tirée.
« T’es toute seule? » L’interrogative tombe, tranchante. Une question en deçà de laquelle sommeille l’accusation latente, recèlent ces non-dits que ton esprit alangui mettra une seconde de plus à comprendre. À leur tour, tes lèvres s’entrouvrent pour délivrer une interrogation qui ne verra cependant le jour, avortée par l’évidence qui, finalement, te percute à rebours. Ce qu’il fait là? Tu ne le lui demandes pas, non. Tu t’en doutes. C’est presque devenu une routine, une habitude entre vous. Et il te le réaffirme de lui-même lorsque sa silhouette passe la tienne en un courant d’air – un battement de cils, à peine, où son ombre se soustrait à tes prunelles, s’immisce dans cette intimité qu’il fait toujours un peu plus précaire. Celle qu’il te refuse, te dérobe avec une avidité certaine, l’appétit rapace et l’ingérence en liesse. Il ne t’accordes ni le temps d’une réponse, ni celui d’une réaction, s’engouffrant dans cet appartement dont la méfiance insatiable scrute déjà les tréfonds, avide d’y trouver…
quoi, exactement?
Ton ambre cherche prise sur ce profil dont les ombres se perdent parmi les chimères qui l’animent, celles auxquelles il est pourtant seul à donner vie. Et tu demeures un instant sur le pas de la porte, immobile, l’impassibilité factice pour mieux taire cet inconfort que tu méprends pour le fruit de la fatigue – dont tu voudrais te convaincre que ce n’est pas lui qui te l’inspire.
« Plus maintenant, semble-t-il. » Le ton se veut moins de remontrance que de taquinerie, tes lippes s’écorchant d’un sourire qui n’a cependant de sincère que l’intention qui l’habite; qui voudrait détendre l’atmosphère, alléger quelque peu le poids de ce regard venu s’abattre sur le fragile de ta silhouette. Attendrir, peut-être, cette plastique dont même la pénombre te laisse deviner la froideur des traits. Te permettre de t’en sortir sans un sermon, ce soir, qui sait?
« Henry, il est tard, je… » Tu dormais, presque. Tu le devrais, tu dois être au café au lever du soleil. Mais tes mots s’essoufflent, s’éteignent dans un silence que l’hésitation éternise. Ton regard se fait fuyant, s’abaisse un instant vers un sac délaissé à la lisière du portique, dont tu devines à présent qu’il contient l’objet de ton crime: ce portable dont tu omets trop souvent de guetter les notifs. Ton malaise s’étiole, puis tu abdiques dans un soupir.
« … je vais me faire une camomille. » Le rejeter ne rendra la chose que pire.
Tu te détournes pour cheminer vers la cuisine, la démarche paresseuse, l’esprit encore engourdi de ces songes auxquels il fut trop brusquement cueilli – plus cléments, sans doute, que la tourmente qui se profile. D’un geste habitué, ta dextre s’étire pour happer un peignoir échoué sur un siège, dont tu te couvres comme s’il pouvait dissimuler cette culpabilité crasse qui fourmille sous ta surface porcelaine; improbable gangrène que tu exècres en ce que tu sais, pourtant, qu’elle n’a de raison d’être. Car tu es bien consciente, Evey, que la faute n’est pas tienne. Que tu ne dois à Henry ni justification, ni compte-rendu de tes faits et gestes; qu’il est de son propre malheur le maître d’orchestre. Et tu maudis ces remords autant que tu te maudis de les ressentir. Tu te maudis de te maudire
toi, quand tu devrais le maudire
lui.
Tu sais tout ça, Evey. Tu devrais le lui dire.
Tu devrais lui dire qu’il n’a pas à être ici.
Qu’il devrait partir.
Le murmure de tes pas s’essouffle contre le parquet. Une œillade, soudain, risquée par-delà ton épaule frêle.
« Tu veux quelque-chose? » Et tu te maudis, Evey, de ne savoir être aussi bonne pour toi-même que tu voudrais l'être pour autrui.
(c) calaveras.