Depuis combien d'années n'avait-elle plus arboré son véritable prénom ? Depuis combien d'années avait-elle dû se renier, se réinventer pour ne pas sombrer et accepter son sort ? Je m'étais tant de fois perdue que ça n'avait plus d'importance à mes yeux. Mais à cet instant, entre ses bras, ça en avait. Telle une bulle d'air dans laquelle je pouvais de nouveau respirer. Un Eden où je pouvais de nouveau être moi. Ne plus avoir à me cacher derrière un masque. Derrière un nom qui ne m'appartenait guère...
L'éclat de son rire me fait frissonner d'un sourire sincère. D'une envie de voir ses lèvres se courber chaque jour, chaque instant. Pourquoi elle ? Pourquoi ce soir ? Tomber les masques rend finalement si vulnérable que cela en devient précieux. Sashenka devenait précieuse entre mes mains. Et j'avais envie de la protéger, de la préserver, tel un trésor qui m'était confié. Pourquoi me faire ça ? Pourquoi me donner cet espoir ? Je pourrais lui en vouloir de me faire ainsi tomber sous son charme, mais j'en suis incapable. Je réalisais qu'elle était la seule chose qui pouvait m'arriver dans ma vie et que je pouvais attendre. Un éclat de lumière. Une poésie.
Mon sourire s'étira à la sentir se blottir contre moi et murmure mon prénom. Son contact me fait frémir, tressaillir d'un désir naissant. Comme une décharge électrique que je ne pensais plus être capable de ressentir un jour... une ivresse naissante dont je voulais profiter. Mais était-ce raisonnable ? Ses paroles appelaient à ne pas l'être, à oublier les barrières qui nous entouraient. À ne plus qu'écouter nos cœurs entrelacés et se perdre le temps d'une nuit. « Si c'est ce que tu veux, Sashenka, sache que je te suivrai jusqu'au bout du monde », lui confiai-je dans le gémissement de son souffle contre ma peau. Des paroles à prendre au sens figuré comme au sens propre...
Je viens de le lui dire. Nous sommes si proches du vide. Si proches de ce vide qui nous ferrait perdre pieds. Je doute qu’elle en mesure les conséquences. Je doute d’en mesurer la totalité moi-même. Quand bien même je suis aussi proche d’elle, que je sens son cœur battre contre mes lèvres, contre ma poitrine. Quand je sens son corps entier s’échauffer contre le mien. Quand je sens que nos deux cerveaux sont en train de disparaître pour ne laisser place qu’aux envies pures. Sans réfléchir à rien, sans réfléchir aux conséquences. Juste, se laisser bercer par un sentiment, une envie. L’un ou l’autre. L’un et l’autre.
Je respire son odeur, fermant les yeux alors que sa voix vient tinter doucement dans mes oreilles. Me suivre au bout du monde. Je sais qu’elle en pense le moindre mot. Pourquoi ? Parce qu’elle ne pourrait me mentir. Pas parce qu’on est dans la même galère. Pas parce qu’on vient de franchir une nouvelle étape dans cette relation ambiguë et compliquée qui est la nôtre. Non. C’est quelque chose de différent. C’est le ton de sa voix. C’est la sérénité qui semble être dans ses mots. C’est le calme qui l’habite. Parce que son corps ne trahit rien d’autre que son abandon à cette réalité qu’elle énonce.
Alors, j’appuie un peu plus fort mes lèvres contre sa peau. Pour prouver que j’ai entendu. Pour prouver que je suis d’accord. Pour moi aussi, lui promettre. Je gémis à peine alors que ma lèvre me lance et me rappelle que je ne devrais pas autant en abuser. Moi, mon corps trahit d’autres choses. Même si je suis bien contre elle, même si je serais capable de fondre entre ses bras… Mon corps me chante une mélodie moins jolie, plus dramatique. Teintée de bleus.
Le bout du monde me semble si proche et pourtant si loin. Le bout du monde, peut-être l’endroit ou nous serions libres. D’ici, de tout ça. Intouchable. Inviolable. Je stoppe mes lèvres et repose doucement mon oreille contre sa peau. Si j’étais sûre qu’on soit heureuses au bout du monde, j’essayerais par tous les moyens de l’y emmener avec moi. Mais la réalité… Est plus douloureuse et terre à terre. « Tant que c’est avec toi, l’endroit importe peu. Ici, comme ça, c’est bien pour ce soir, non ?»
Promesse envolée avec la peur au cœur de la voir s'éloigner un jour pour ne jamais revenir. Ce jour, je serai pourtant heureuse pour elle. Ce jour, je me battrai pour la rejoindre quitte à y laisser des plumes. Le savait-elle ?
Dans quoi est-ce que je m'engageais... Toutes ces années je m'étais protégée des sentiments, des liens si forts qu'ils peuvent vous tuer et vous arracher l'âme. Ce soir, j'ai déconné. Et quoi que ma conscience m'en dise, j'appréciais cet instant, cette bulle dans laquelle nous nous enfermions. Chaleur intense se propageant dans mon corps comme si Sashenka venait combler le vide qui m'a toujours suivie.
Enfin je n'étais plus seule...
Un soulagement autant qu'une contrainte. Assumée jusqu'au bout de ces lèvres que je kidnappe de nouveau. Si douce, si tendre et indomptable à la fois. « Ça me va », lui répondis-je dans une murmure. Sourire aux lèvres, caresses emportées par les courbes de sa peau alléchante, j'en viens à effleurer le gable de sa poitrine et freiner mon geste dans un sursaut de conscience. Après ce qu'elle venait de vivre ce soir, ce n'était pas le bon moment... « Repose-toi dans mes bras, Sashenka. Cette nuit, j'éloignerai les mauvais rêves et tu pourras dormir sur tes deux oreilles. Je ne te lâcherai pas. » Et je la lovai un peu plus contre moi, inspirant son odeur avant d'expirer lentement dans la pénombre de cette chambre, seule témoin de notre alliance renforcée.