Je tire sur le tissu trop court de cette petite robe noire dans l’espoir de me couvrir un peu plus. Je me sens sale. Je me sens souillée. J’ai l’impression d’être retournée quelques années en arrière, dans les rues de Miami. Ici, l’air n’est pas aussi humide. Non. Ici, l’air est sec. Coupant, tranchant, harassant. Ici, il fait aussi plus chaud. Il n’y a que le désert autour, ou presque. Ici, pourtant, tout est supposé être plus doux. Supposé. Car, ce n’est clairement pas le cas.
Je me risque à jeter un œil dans le miroir en face. J’ai les lèvres gonflées, celles du bas amochée et coupée. Le bleu commence déjà à se dessiner à ses côtés, sur ma joue. C’est de ma faute. J’aurai dû faire attention. J’aurai dû savoir que son regard n’était pas le plus innocent. Je devrais être habituée, connaître les signes. Ce n’est pas la première fois. Ça ne sera pas la dernière. Lui, pourtant, il cochait toutes les cases. « Allez, casse-toi. »
Je ne me fais pas prier. Je n’articule pas un mot. Je ne lui lance même pas un regard. Non, je me contente de quitter la pièce. Quitter l’enfer. La porte fermée, je souffle. Pourtant, je ne dois pas traîner là. Non. Je dois bouger, et vite. Je dois « rentrer ». Je veux rentrer. Je veux seulement rentrer et prétendre qu’il ne s’est rien passé. Comme d’habitude. La soirée n’est qu’un amas de fouillis. Un nuage noir qu’on ne saurait percer. Mon cerveau est passé en mode autopilote dès que la voix a commencé à monter. Mes yeux se sont fermés dès que ses mains se sont posées sur moi. Les automatismes. Les réflexes.
Cette carapace qu’on s’est créée pour se protéger. Essayer de garder au mieux un minimum d’humanité, de vie peut-être. Je ne sais pas. Je ne sais plus. Tout ce que je sais, c’est que Francesco sera furieux quand il l’apprendra. Il ne me remettra pas en question, parce que les règles sont simples : « on abîme pas les filles ». Il tient à récupérer la marchandise intacte après chaque transaction. C’est peut-être aussi pour ça que j’occulte. Parce que les bleus sur le corps sont plus rares. Ceux sur l’âme ne marquent plus, elle est déjà noircie au point de non-retour.
Ma main sur la porte, je me félicite de n’avoir croisé personne. Il est tard, probablement que la plupart des habitants de la maison dorment. Talons en mains, cheveux en bataille, je pénètre dans la chambre que je partage avec Safia. Safia jolie Safia. La seule personne avec qui j’échange, avec qui je prends le temps. La seule personne avec qui j’échange plus que les plaisanteries habituelles. La seule personne qui me fait encore croire qu’il y a quelque chose d’autre, ici ou dehors.
La pièce est plongée dans une fausse obscurité. Dans cette chambre, les volets ne sont jamais fermés. La lune nous éclaire doucement de sa lueur pâle. Je ferme la porte, doucement, aussi doucement que possible. Je ne compte pas la réveiller. Elle sera là demain. Mes marques aussi. Pourtant, alors que je relève les yeux après avoir déposé délicatement mes chaussures au sol, je crois ses deux yeux noirs qui me fixent.
Un demi-sourire fend mes lèvres. Demi, pas plus, parce que la douleur m’empêche d’aller plus loin. « Tu ne dors pas. » Constatation qui peut ressembler à une question. Je ne sais pas quoi dire d’autre. J’en suis incapable parce que j’aimerai éviter de parler tout court. Ses yeux ne me lâchent pas, et je sais que ses lèvres, à elle, la brûlent.
Des jours et des nuits qui se ressemblent, mais son visage en assurance que chaque souffle de vie en vaut encore la peine. Étrange sensation après toutes ces années à l'espoir brisé. Sentiment balancé d'affection et de crainte. Car un claquement de porte pouvait signifier tout et n'importe quoi. Souvent le pire, et non le mieux...
Le sommeil se tardait à venir. Comme toutes ces soirées passées esseulée. Pourtant, ma journée s'était faite éreintante. Visiblement, pas assez... Alors étendue sur mon lit, j'attendais que la porte s'ouvre. Qu'elle rentre à la maison, saine et sauve. Nos dignités et intégrités envolées, nous étions deux âmes perdues, brisées, qui tentaient de se recoller morceau après morceau.
Vision souvent éraflée par les interdits franchis. La pénombre ne me permettait pas de voir le détail de son visage. Cependant, j'en connaissais le moindre contour, la moindre imperfection. Quelque chose n'allait pas, sa silhouette le démontrait sans qu'elle n'ait à le dire.
Coude enfoncé dans le matelas, je me redressais. Le cœur battant. Colère en bandoulière. « Non, je n'y arrive pas », répondis sur un ton qui traduisait la raison de mon insomnie : je m'inquiétais. « Francesco ? » Demandai-je alors sans détour. Les clients n'avaient pas le droit de nous faire du mal de la sorte. Et ils avaient bien assez d'imagination pour nous causer du tort sans laisser ce genre de traces... Alors mon instinct pencha sur notre propriétaire.
Sans attendre sa réponse, je me relavai. Short défait par la bougeotte que me donnait la position allongée et débardeur avec une bretelle cherchant à se faire la malle. Je m'approchai de Jules et l'aidai à enlever ses affaires. Indiscrète sans doute, ma dextre se posa sur sa joue, la frôlant du bout des doigts pour ne pas risquer à raviver la douleur qu'elle devait ressentir. Mes sourcils froncés rendaient on ne peut plus lisible l'empathie ressentie.
Dernière édition par Kawther Dascomb le Sam 16 Mai - 18:39, édité 1 fois
La voix de Safia s’élève dans la pièce et je soupire. Je ne voulais pas la réveillée. Je ne voulais pas qu’elle me voit. Pourtant, elle est là. Réveillée, son corps posé sur le lit. Elle est redressée et j’ai la sensation qu’elle cherche à mieux voir ce qui se dessine dans la pénombre. Son ton est doux et je sais qu’elle cache la raison pour laquelle elle ne dort pas. Elle s’inquiétait. Je me contente de passer la main dans mes cheveux quand elle prononce le prénom de Francesco comme si il était le seul à pouvoir nous toucher, nous atteindre.
« Non. Le client. J’aurai dû m’en douter. Dès que je suis arrivée. » Avec le temps, l’expérience. Elle, elle s’extirpe du lit, débraillée mais elle s’en fiche. Elle veut seulement m’aider, être là. Si je ne prête que peu d’attention aux gens qui m’entourent, elle… Elle est la seule constante. Comme une étoile brillant à laquelle me raccroche. On partage la même chambre, la même galère. Si les débuts ont été compliqués, aujourd’hui, tout est différent.
Ses mains frôlent ma carcasse alors qu’elle m’aide à retirer cette robe qui me colle au corps. Bien trop vite, je me retrouve à demi-nue sous ses yeux, sous ses doigts. Pas de pudeur entre nous. La pudeur, elle s’en va dès que le premier client vous salit. Pour moi ? Cela remonte à des années maintenant, malgré mon jeune âge. Pas de pudeur, parce que ce n’est pas la première fois. Parce qu’elle saurait dessiné mon corps long et fin les yeux fermés, comme je saurais dessiné le sien plus petit et charnu.
Je ferme les yeux quand elle pose sa main contre ma joue. La douleur n’est pas aussi pire que je le pensais. Je la regarde de haut, seulement parce que j’ai presque vingt centimètres de plus qu’elle. Ma poitrine nue, marquée par les bleus, est flanquée sous ses yeux mais je sais qu’elle s’en fout. Elle, elle ne remarque que les hématomes, les marques. De nous deux, j’ai probablement les airs les plus sauvages, le regard le plus dur. Elle, elle a les traits plus doux, le regard malicieux quand on regarde bien. Et pourtant.
« J’ai besoin de passer par la salle de bain mais… » J’hésite un instant, poussant doucement ma joue contre sa main. La douleur me rappelle à l’ordre et je me mords furtivement les lèvres. « J’peux dormir avec toi? »
Parler n'a jamais été mon fort. Peut-être parce que je n'ai jamais su garder quelqu'un près de moi suffisamment longtemps pour réellement lui accorder ma confiance. Ou bien parce que la dernière personne censée m'aimer et me soutenir avait été le déclencheur de tous les maux qui m'avaient frappée depuis que ma mère est morte ? Par manque de repères, je ne savais simplement pas comment me confier, à qui je pouvais parler ou non. Tout n'était que méfiance et distance. Un mélange d'hypocrisie et de comédie que mon métier avait fini par ancrer en moi tel un mode de vie.
Entourée mais seule.
Toutes les autres filles dont j'avais partagé la chambre, qui avaient tenté de me soutenir ou de trouver du soutien à mes côtés s'étaient retrouvées face à un mur. Épais et bien trop isolé pour espérer le casser même avec la meilleure des masses.
Ici, c'était différent. Je le sentais. Et sans qu'elle ne me le dise, je pressentais qu'elle s'en rendait compte. Peut-être qu'elle jouait le jeu pour ne pas me vexer et craindre mes foudres, pour profiter de ma protection et éviter mon animosité. Mais j'aimais à croire que Jules était sincère. Qu'entre nous, ce n'était pas une simple mascarade.
Mon visage désolé était on ne peut plus compatissant. Si depuis Vegas les clients que l'on me refilait étaient rarement de cet acabit, j'avais eu mon lot. Et il n'y avait rien de pire. Le faux pas ultime. Le dernier rempart où même aux yeux des clients nous n'étions plus que des bouts de viande. Ce qu'elle ne serait jamais sous mon regard. Bien qu'éloignées de la pudeur, nous nous respections en cela. Et les seuls gestes déplacés que nous avions l'une pour l'autre n'étaient pas pour nous dénigrer mais pour nous élever. Nous rappeler qu'un contact peut être bienveillant, réconfortant, aimant...
Chaque marque sur sa peau hâlée me fait grimacer. Il fallait vivre avec l'idée que la seule personne que l'on aime pouvait subir ce genre de traitements sans pouvoir la défendre. La protéger. La préserver. J'ai envie de la prendre dans mes bras, de la lover contre moi et lui murmurer des berceuses bien trop éloignées dans ma mémoire pour en connaître les vraies paroles. « Tu n'as même pas besoin de demander. Tu veux que je t'apporte un antalgique, du thé ou quelque chose d'autre ? » Proposai-je sans la quitter des yeux. Mes prunelles levées pour croiser les siennes. La fatigue et l'emprunte de la douleur dépassaient les ombres marquant son épiderme. Une toilette et du repos lui feraient le plus grand bien.
Je suis soulagée de l’entendre me rassurer. Entendre que je n’ai même pas besoin de demander pour m’inviter dans son lit. Cela pourrait sembler étrange à beaucoup de gens. Peut-être ambigu. Est-ce ambigu ? Je n’en sais rien. J’aime être lovée contre elle. J’aime être comme un chaton entre ses bras. Elle m’apporte la douceur auquel je n’ai jamais le droit, celle que je n’ai pas eu depuis si longtemps. Elle me rappelle un peu ma mère quand celle-ci me brossait les cheveux et m’embrassait pour aller au lit le soir. Mais, c’est différent.
Je secoue à peine la tête. « Non, ne t’embête pas. C’est rien. Ça passera. » Et c’est vrai. Ce ne sont que des bleus. Cela aurait pu être pire. Ça l’a déjà été. Ça, elle ne le sait pas, mais elle s’en doute. Parce qu’il m’est déjà arrivé de le lui laisser sous-entendre une fois ou deux, quand on a parlé de nos « vies » d’avant.
« Recouche-toi. Je reviens. » J’appuie mes lèvres contre son front avant de ne me dégager pour aller dans la salle de bain reliée à notre chambre. Rien d’extraordinaire, comme la plupart des chambres ici. Pourtant, c’est terriblement américain que de n’avoir une salle de bain, aussi petite soit-elle, accrochée à une chambre. Je me souviens vaguement de la salle de bain minuscule au milieu de notre appartement à Kaliningrad.
Ici, la salle de bain n’est pas grande. Une douche, une vasque, un toilette et une fenêtre. Pas de quoi faire des fantaisies, mais, c’est déjà un luxe. Et je ne partage qu’avec elle, alors, c’est plus simple. Nos produits de beauté qui bataillent sur les étagères. Je ne me débarrasse plus que du string qui m’habillait jusque là, et je glisse dans la douche en priant que l’eau me nettoie, me purifie.
Quand je ressors, cheveux humides démêlés, enroulée dans ma serviette et tartinée de crème à la fleur de cerisier, je la retrouve. Je sais à son regard que l’eau n’a pas retiré les marques que je porte. C’est comme ça.
J’attrape dans ma commode une culotte et un t-shirt, celui-ci seulement pour camoufler les marques. En temps normal, je n’aurai pas été gênée de me lover contre elle, ma peau contre la sienne. Ce soir, certaines choses doivent être masquées.
La serviette balancée sur mon lit, je m’occuperai de ranger demain, pour le moment, je veux seulement glisser contre elle. Je grimpe sur son lit, à quatre pattes, m’étendant comme un chat, me frottant contre sa chaleur rassurante pour aller me lover contre elle. « Merci. » Pas besoin de plus pour le moment. Sa présence me suffit pour oublier l’espace d’un instant.
Un nœud au ventre, je laissai Jules s'éloigner vers la salle de bain. Un instant coi au milieu de la chambre, mes bras se croisèrent sur ma poitrine. Le silence de l'eau qui coule suivit son envie de vouloir penser à autre chose. Voilà ce qui était le mieux : passer à autre chose. Demain serait un nouveau jour, avec de nouvelles batailles. Elles n'étaient pas toutes de coups en pleine chair, heureusement. Mais il fallait toutes les affronter, les traverser.
Dans quel but ? Survivre devait être un leit motiv suffisant, mais dans mon cas, ce n'était que l'attente, la curiosité de savoir ce qui allait se passer ensuite. Rien de bon n'arrivait vraiment, sauf que les petites joies éphémères entretenaient cette envie de voir de quoi demain sera fait. Ce qui était d'autant plus vrai depuis que Jules était arrivée ici. Froide, brisée, secrète. Nous nous ressemblions malgré nos chemins sans doute très différents. Cela avait un côté fascinant de voir à quel point des routes si variées pouvaient amener aux mêmes croisements.
Après un instant à regarder la porte, je me glissai sous le drap fin. Il faisait chaud en cette période de l'année mais je ne supportais pas ne rien avoir par-dessus moi pour dormir. En pyjama ou nue, aucun souci, mais sans drap ou couverture ? Impossible. De ces bizarreries qui dessinaient mes contradictions. Jules prit son temps, prenant soin d'effacer ce qu'elle pouvait de cette nuit affreuse qui lui resterait pourtant sur la peau quelques jours. Puis elle me rejoignit. Je lui fis une place à côté de moi. Ce petit lit nous logeait avec une certaine aisance tant que nous restions collées l'une à l'autre. Ce qui ne me dérangeait guère. Son contact avait quelque chose d'apaisant et sa façon de se blottir contre moi suffisait à me faire comprendre que cela était réciproque.
Ma main se logea presque immédiatement dans ses cheveux après que mes lèvres aient déposé un baiser sur son visage rafraîchi par l'eau salvatrice. Caressant sa chevelure soyeuse, je chantonnai silencieusement la douce mélodie d'une chanson qui me restait d'une enfance oubliée. Cette voix dans ma tête, je la prêtait à ma mère. Mais était-ce réellement la sienne ? Elle paraissait si bienveillante, si chaleureuse... loin de l'image que me renvoyaient mes souvenirs. Mes doigts descendirent jusqu'à son épaule, son bras, son avant-bras, parcourant ainsi sa peau au délicat parfum de cerisier. Un parfum si agréable... « Tu sens si bon... » m'égarai-je à la fin de la comptine. Je la serrai dans une étreinte affectueuse avant de glisser ma jambe contre la sienne. L'écho d'un besoin de sentir sa chaleur malgré la moiteur de l'été frappant nos corps.
Les yeux fermés, je présume que si j’étais un chat, je ronronnerais. Je frotterais doucement ma tête contre elle à la recherche d‘une caresse, de contact. Nous tremblerions de ce ronron qui secourait ma cage thoracique. Là, lovée contre elle. Sa main dans mes cheveux. Sa voix qui tente de me bercer doucement. Ses doigts qui effleurent ma peau provoquent un frisson qui fit dresser mes poils. La comptine douce se poursuit et je ne la connais pas. Je n’ai plus tellement de souvenirs de mon enfance, mais, je présume que cette comptine là, vient de chez elle. Nous sommes si différentes, a avec des horions différents. Pourtant, nous sommes toutes deux coincées ici, avec un destin relativement commun : tapiner pour enrichir un homme qui possède les femmes comme on possède des chevaux de courses ou des voitures.
La triste réalité est secouée par sa confession. Je souris, gigotant pour me rapprocher d’elle un peu plus alors que sa jambe glisse contre la mienne. Moi, je me contente d’aller frotter le bout de mon nez contre sa gorge, respirant son odeur à elle. Unique, comme elle l’est. « Tu sens meilleur. » Et pour l’affirmer, je prends ne nouvelle bouffée de son parfum, frottant un peu plus contre sa peau découverte. Nos corps imbriqués pour que l’on tienne sur ce lit trop étroit malgré nos corps fins. Mes pieds qui dépassent au bout parce que j’ai les jambes bien trop longue. Mon bras qui passe par sa taille et qui me permet de jouer avec une mèche de ses cheveux dans son dos. Nous sommes si proches. Je ne sais pas pour elle, mais, elle est la seule personne que je laisse approcher aussi près. Et je lui confesse.
« Tu sais… » Je commence, cherchant les bons mots. « Tu es la seule personne que je laisse approcher aussi près, sans avoir peur. La seule personne dont je recherche le contact. » La vérité est si horrible. Je me méfie de tout, de tout le monde. Mais elle. Elle est ma constante, mon habitude. Faite de chair, de formes et de douceur. Elle, la seule à qui je peux me confier.
Je soupire alors que je délaisse la mèche de ses cheveux avec laquelle je jouais pour glisser mes doigts sous son débardeur, dans son dos, répétant un rond. « Parfois, je me demande si… Je me demande si on sortira d’ici. Si on sera capables d’aimer quelqu’un. Si on sera capables d’être proches sans que ça soit forcé ou monnayé. » Je marque une pause, ouvrant les yeux sur sa peau immaculée, me concentrant sur un grain de beauté sous mes yeux. « Parfois, je me demande si on sera capables d’être intimes avec quelqu’un pour le plaisir, par envie. » Des questions que je balaye souvent, car, quand j’y pense, je me trouve bien idiote de croire que je sortirai de là.
Un rire silencieux, doux amusement à son contact agréable et mignon. J'imaginais le bout de son nez trouver sa place contre la peau de mon cou. Qui pourrait croire, là dehors, que Jules pouvait minauder tel un chat en quête de caresses ? Cela me charmait, à n'en pas douter. Tel un privilège qui m'était accordé, je la voyais vraie, ou en tout cas aussi vraie qu'elle pouvait se montrer. Qui pourrait lui en vouloir ? Nous faisions toutes un peu ça... chacune à un degré variable. Pour nous protéger et préserver la dignité qui pouvait nous rester.
Avec mon expérience, je pouvais affirmer une chose : on peut s'en sortir seul. Atterrir dans des situations merdiques, certes, mais on peut continuer d'exister même abandonnés de tous. Seulement, il manquera toujours ce petit truc. Cette étincelle qui nous pousse à nous lever chaque matin. Qui nous aide à affronter les obstacles qui se dressent. Au-delà d'une raison de vivre : une personne avec qui partager cette vie. C'est pour cela que certaines s'accrochent à des clients ou à des macs malgré ce qu'ils leur font vivre. Parce que l'être humain a besoin de ça. Telle une séquence imprimée dans notre code génétique.
Jules chercha ses mots un instant, captant mon attention alors que, petit à petit, je sentais finalement son contact amener mon sommeil. Un long sourire s'étira au bout de mes lèvres. Flattée mais un peu gênée. Si la pénombre n'était pas aussi persistante, elle verrait mes joues se teinter. « Je n'ai jamais été très tactile avant... ni du genre à faire ami-ami avec les autres filles », lui confiais-je à mon tour avant de sentir son toucher soyeux s'aventurer sous mon vêtement. Un frisson ma parcourut, loin de ceux, écœurant, que me procurait le toucher des clients. À des années lumières différent...
Ce qui me brouilla l'esprit en écoutant son questionnement. Si on serait capables d'aimer ? J'étais capable, cette nuit, d'apprécier un contact plus que de raison. Alors... pourquoi cela devrait-il s'arrêter au physique ? « Ce sera difficile je pense... à moins de trouver quelqu'un qui accepterait d'entendre notre passé et se montrerait alors patient, compréhensif, doux. Il faudrait tomber sur le vrai Prince Charmant, assurai-je en esquissant un rire. Mais comme bien des choses, le temps pourrait apaiser certaines peurs, lever certaines barrières si on rencontre les bonnes personnes », ajoutai-je sur un ton plus sérieux, pensif et rêveur.
Ce que je décrivais nous ressemblait plus l'une et l'autre que l'une avec quelqu'un d'autre... Dans la sens où nous ne pouvions que savoir et accepter le fait que nous ayons été prostituées. Que ce monde laisse des marques indélébiles dans notre âme et nous fragilise. Si nous venions à nous échapper de cet endroit, nul doute que pour mon cas, ce serait avec elle que je voudrais être... Ma main caressa ses longs cheveux soyeux, dessinant le contour de son oreille et glissant dans son cou, sur sa nuque. J'aimais son contact plus qu'il n'était décent de l'admettre. S'en offusquerait-elle à le savoir ? Je ne tentai guère le sort.
La confession de Safia est aussi douce que sa voix dans la pénombre. Je sais très bien qu’elle n’est pas du genre tactile ou du genre à faire ami-ami. Je le sais, car cela vois interagir avec les autres filles, parfois avec les clients. Elle a toujours cet air de femme forte, de femme indépendante. C’est dans ses yeux, dans son attitude, dans son sang. Je sais pourtant qu’au fond, elle est aussi cassée que moi. C’est le propre des filles ici. Malgré nos airs, nous sommes toutes cassées de l’intérieur. Peut-être que l’extérieur est à son maximum quand l’intérieur est au minimum. La balance s’équilibre. On perd notre âme pour gagner en charme.
La suite répond à mes interrogations et leur donne un fondement. Tomber sur un vrai prince charmant. Je suis secouée d’un rire. On sait l’une et l’autre que les contes de fées n’existent pas, ou seulement pour les petites filles que l’on borde le soir et qui n’ont rien d’autre que de la douceur et de l’or autour. « Le Prince Charmant. » Je répète d’une voix stérile. « Les bonnes personnes. » J’ai l’impression de faire l’inventaire d’un monde qui ne me semble pas être le nôtre. Un monde qui n’existe peut-être même pas, dans le fond.
« Tu sais, la seule pute qui a trouvé les bonnes personnes et le prince charmant, c’est Vivian dans Pretty Woman. » Si il y a bien quelque chose que l’Amérique m’a donné, c’est une culture merdique. Une culture ou l’on laisse croire à tous que les putes peuvent s’en sortir, que tous les hommes sont « aux et qu’on respecte les droits de tous. My ass. Voilà ce qu’ils diraient. Pourtant, on y croit, de loin. Quand on est môme. J’y croyais, moi, quand j’étais la pauvre môme paumée dans ma Russie, à regarder les stars américaines vivre une vie que je pensais incroyable dans ce pays fabuleux de la liberté. Quelle putain d’erreur
« Heureusement que toi, t’es là. » Voilà une vérité. La seule. Ma constante. Mon étoile. Celle qui me permet de me repérer, de prendre une seconde de répit dans ce monde de fous. Ce monde qui nous entoure, nous avale, nous aspire et nous tue à petits feux.
Difficile, voire impossible... comment un homme pourrait accepter une femme aux mœurs déchirées par la prostitution ? Nous n'étions plus que des ombres, pâles et insignifiantes qui se tartinaient le visage de peinture pour avoir l'air de quelque chose. Loin d'être les plus à plaindre de notre profession, notre travail n'en restait pas moins le même : servir les désirs, plaire, faire croire au plaisir. Or, du plaisir, cela faisait bien longtemps que je me retrouvais incapable d'en ressentir dans les bras d'un homme. Ou même de certaines femmes. Elles étaient parfois pire que leurs congénères masculins.
En vérité, je ne parvenais plus à m'imaginer en dehors de ce trafic, en dehors de ce monde. Life goes on, quand bien même nos âmes viendraient à s'étioler au fil des années. On feint l'espérance de jours meilleurs sans jamais voir nos plaies recousues. Comme si nous disparaissions petit à petit. Un syndrome plus insidieux que la vieillesse car il fanait nos traits bien plus rapidement que la sénescence. Un sourire fade se glissa sur les lèvres à la drôle référence de Jules. Hollywood savait nous faire croire aux belles histoires, au happy ending. Le fait est que je n'étais même plus sûre d'en vouloir...
Un soupir. Je me blottis un peu plus contre elle et sa peau aussi douce que les mots chantés par sa voix. « Ça ne m'arrive plus de penser à l'avenir depuis longtemps... c'est triste, je sais, mais y a le bon côté qu'au moins tout semble plus léger. Comme si ça n'avait plus d'importance, aucun impact, aucune conséquence. Je crois que ça m'allège les épaules », lui confiai-je d'un ton songeur. « Quand personne n'attend quoi que ce soit de toi et que tu n'attends plus rien des autres, ça devient plus facile de traverser les jours sans qu'ils ne te touchent... » Si c'était vrai dans la majeure partie de ma vie, il y avait un grain de mensonge ; Jules s'était frayée un chemin dans mon estime.
Ce n'était pas qu'une question de solidarité entre putes, non. J'avais envie de me battre pour elle. De prendre les coups à sa place et de ne plus craindre de voir une seule larme de tristesse ou de douleur ruisseler le long de ses joues. Ma main vint se glisser sur celle-ci dans une caresse légère qui s'estompa dans la chaleur de sa nuque. « Je n'ai pas souvenir d'avoir laissé qui que ce soit m'atteindre à part toi », vins-je m'éviter un mensonge par omission. Je me sentais ridicule de lui dire ça comme ça, de me confier comme si cela pouvait changer quelque chose... Ce n'était pas quelque chose de naturel chez moi et cela devait se sentir. Difficile de mettre des mots sur nos émotions quand on n'avait jamais eu de modèle auparavant. De parents, d'amis proches, de personnes qui ont vraiment compté.
Safia bouge et je lève les yeux vers elle. Elle a l’air soudain différente, plus triste, plus vieille, plus abîmée. Elle ne ressemble pas à celle qu’elle est d’habitude. Peut-être est-ce parce que je suis habituée à la voir avec son masque. Peut-être est-ce parce que je me voile la face, parfois, aussi. Je ne sais pas trop. La vérité, cependant, c’est que ce soir, dans le noir, dans cette chambre, les masques tombent. Comme elle me fait tomber ses confessions dans les oreilles.
Et ça me frappe. Safia n’imagine pas l’avenir. Et j’ai mal au coeur pour elle. Je ne dis rien, je l’écoute, mais pourtant, mes neurones tournent à plein régime. Si elle ne croit plus à l’avenir, à quoi donc peut-elle croire ? Je veux bien que notre avenir est incertain. Je veux bien que notre avenir ne sont pas un happy ending. Mais, je veux tout de même croire qu’il y a un avenir. Au moins un avenir pour elle et moi. Un avenir où nos âmes peuvent enfin trouver un peu de paix, nos corps un peu de répit.
Je rêve trop, il faut croire. Mais je ne rêve qu’avec elle. Si je n’avais qu’un rêve à faire, là, maintenant, tout de suite, ce serait celui de nous voir libres. Elle et moi, libres. Ailleurs, parce qu’ici, il n’y a rien de bon pour nous. Probablement dans un appartement qu’on partagerait, peut-être même avec une seule chambre parce qu’on ne pourrait pas tellement se payer mieux. On bosserait peut-être enfin légalement, pour nous. Un truc du genre, serveuse dans un dinner ou dans un bar. On éviterait les problèmes et on se contenterait d’une vie banale pour beaucoup.
Sa main qui glisse contre ma peau me rappelle à l’ordre comme si elle avait besoin que je l’écoute. Et je le fais. Avec attention. Dans nos différences, nous nous complétons et je pense que nous nous sommes malgré les circonstances bien trouvées. Je ne pense pas que j’aurai supporté la compagnie d’une autre fille. Parce que Safia est différente.
Je bouge, ajustant on corps contre le sien. A sa hauteur, je la pousse doucement pour qu’elle se repose sur le dos grimpant le haut de mon corps à moitié sur le sien. Je la regarde et pousse les mèches de ses cheveux sur son front. J’ai envie de lui sourire mais je m’abstiens seulement par peur d’avoir mal et d’esquisser une grimace.
« C’est toi et moi, alors. » Et ça l’est déjà depuis un moment, en vrai. Mais, le dire fait du bien. Je veux surtout lui redonner un peu d’espoir alors je continue, mon doigt qui joue à dessiner les contours de son visage. « Notre avenir, c’est de sortir d’ici. Quoiqu’il arrive. Un jour ou l’autre. Je te promets. » Et pour sceller cette promesse, je lui pose un baiser rapide sur les lèvres.
L'optimisme presque innocent de Jules m'atteignait avec une sincérité inédite. Une lumière comme d'ordinaire je tentais d'étouffer en brassant de l'air. Sauf que cette bougie-là, elle ne s'éteignait pas. Et je ne voulais pas la voir se dissiper. Voir la flamme dépérir, se tarir comme une goutte de pluie ne plein désert me rendait triste.
À me fermer au futur, je parvenais à survivre au présent. Survivre. Ma réalité assumée. Comme si le reste ne comptait pas vraiment. Une vérité qui changeait peu à peu à mesure que je côtoyais Jules. Elle m'inspirait cet instinct de la protéger, d'être là pour la soutenir dans les moments difficiles mais aussi dans ceux qui nous permettraient de sourire, au moins une seconde. Passer du temps avec elle, simplement. De ces petites joies quotidiennes dont on ne négligeait que trop la valeur quand on y était accoutumé.
La vie, finalement, n'avait de valeur qu'au travers des yeux de ceux avec qui on la partageait. Si une vie ne saurait se mesurer aux amis ou ennemis que l'on se faisait, elle ne trouvait son sens qu'avec nos actes, nos choix, et l'impact que cela avait sur les autres, sur le monde qui nous entourait.
Ainsi, il m'arrivait d'inventer la vie des clients que je servais. Leur trouvant des excuses, des raisons. Une justification à leurs choix. Mais dans les yeux de Jules, je n'avais rien à inventer. Ses lèvres avaient beau ne pas m'offrir de sourire à cet instant, ce que je lisais dans ses prunelles noyées dans la pénombre était bien plus doux, bien plus agréable. Une promesse improbable qu'elle vint sceller d'un baiser. Nos lèvres effleurées, à peine le temps de sentir la caresse de sa bouche contre la mienne. Et pourtant un long et intense frisson qui me posséda une longue seconde.
Instant où je restai béate sans même m'en rendre compte. Aucun baiser n'avait, auparavant, eu cet effet sur ma chair. Sur mon cœur. Une affection incomprise, mystique. Pourquoi ? Comment ? Je ne réfléchis guère sur le moment... ma tête se releva, ma main se porta à son visage et d'une douce impulsion, je l'embrassai avec une tendresse affirmée, entrelaçant mes lèvres aux siennes dans l'adrénaline exaltante et effrayante d'une acceptation ou d'un rejet. « Excuse-moi, Jules... » prononçai-je sans en croire un piètre mot. Je n'étais pas désolée, non, de lui avoir arraché cette étincelle fugace. Espérant simplement qu'elle n'y voit pas un abus de confiance. Je ne souhaitais pas profiter de la situation, ce n'était aucunement prémédité... je m'étais juste égarée le temps de cette émotion grisante.
Les réactions de Safia sont mélangées. Je la sens frissonner sous moi, sous mes lèvres, bien que notre échange n’ait été que furtif. Aussi rapide que le battement d’ailes d’un papillon. Juste un battement d’ailes qui semble avoir provoquer Safia. Une onde qui a provoqué un séisme. Son corps la trahit. De toutes les façons, je ne prétends pas savoir ce qui se passe dans sa tête, dans ses yeux. Je ne constate mon effet que dans les réactions de son corps. De son coeur.
Parce que c’est son coeur qui lui souffle dans un élan de venir m’embrasser à son tour. Si j’ai été rapide, effleurant le sacré pour sceller une promesse, elle, elle est plus directe, plus présente, plus tendre. Plus elle, au final. Il parait que les actions valent plus que les mots. Il parait que c’est dans le langage du corps qu’on peut trouver le vrai, les paroles étant manipulables. Alors, ses lèvres qui capturent les miennes, que veulent-elles dire ?
Elle s’échappe et s’excuse aussi tôt. Moi, j’ouvre les yeux pour la regarder. Essayer de déchiffrer les indices qu’elle pourrait laisser maintenant que le contact de nos corps est relatif. Et dans ses yeux, une ombre sauvage et spontanée se dessine. Une ombre presque inconnue de tous, une ombre que même moi je peine à apercevoir le plus souvent. Pourtant, elle est bien là.
Ses excuses me froissent et me font mal au coeur. J’ai mal au coeur, parce que je ne veux surtout pas qu’elle s’excuse. Je suis froissée, parce que j’ai l’impression qu’elle s’excuse comme les clients qui vont trop loin, sans réfléchir, s’excusent parfois après coup. Et mon coeur balance, me relançant doucement dans mes questions antérieures. Arriverons-nous, un jour, à n’être que nous ? A s’approcher l’une de l’autre sans les limites posées par nos passés et nos expériences ? Je doute. Mais je ne peux pas laisser ça comme ça.
Je l’enfourche, me redressant à peine pour la regarder. L’emprisonner entre mes cuisses, une main contre sa joue, l’autre contre son cou. « Ne t’excuse pas. » Je ne veux pas de ses excuses. Non. Je veux seulement. Je lui murmure du bout des lèvres, sachant pertinemment qu’elle m’entend dans le silence qui nous entoure.
« Pour toi, je veux être Sashenka. » Ma voix descend encore d’un ton. Mon prénom originel se disperse dans l’air autour de nous et je sais qu’elle sait pourquoi je fais la différence. Parce que Jules n’est qu’une prostituée que l’on promène, que l’on possède. Sashenka, c’est celle qui se cache à l’intérieur, celle qu’on a arraché à sa famille, à sa vie. Sashenka, c’est peut-être encore la seule partie de mon âme capable de sentiments. Et pour cette raison, je fonds contre elle, restant à quelques millimètres de ses lèvres pour lui avouer. « Ta Sashenka, si tu le veux. »
La douceur d'une nuit est la plus belle des confidentes. De ces gestes qui parlent bien plus sur les mots. De ces promesses scellées dans le silence d'un regard complice. La crainte d'avoir surenchérit un geste qui se voulait pourtant si sincère et intime...
La belle éradiqua sur l'instant ce doute, cette appréhension. Elle m'entoura de ses cuisses, me surplombant avec un aplomb qui me fit littéralement fondre. Sashenka. Ma Sashenka. « Ma Sashenka », glissai-je dans un souffle interdit alors que ses lèvres avaient rompu toute distance qui les séparaient de mon visage. Mes yeux brillaient d'une étincelle dans laquelle se reflétaient les papillons qui s'agitaient dans mon bas ventre. Des ailes bleutés, rosées, violacées, de mille couleurs qui venaient se découvrir à la pensée de cette femme si près de moi, à ses lèvres et la vérité de son prénom.
À cet instant présent où plus rien n'avait d'importance. Et déjà, je me concentrais sur le souvenir que cela me laisserait plutôt que sur la beauté de ce moment partagé. Comme hermétique au bonheur d'une exaltation pure et innocente. Une magie que je m'efforçais à ne pas briser. « On perd la tête, non ? » Articulai-je, haletante d'un souffle coupé par la force de cette alchimie qui nous unissait. « S'il s'agit d'un rêve, je ne veux plus jamais me réveiller. Jamais », prononçai-je d'un air tragique, effrayée par l'idée si soudaine de la perdre.
Palpitant en chamade, je ressentais pour la première fois de ma vie une excitation ébranlant jusqu'à mon âme. Était-ce de l'amour ? Celui qu'on ne vit qu'une fois dans sa vie et que l'on chérit jusqu'à son dernier souffle ? Sans repères, sans réel moyen de comparaison, je m'en remettais à cette idée. Une erreur que j'ignorais. Mais il était impossible, impensable, de ne pas admettre la force de ce qui nous liait. De cette connexion dépassait n'importe quelle idée de solidarité... « Reste contre moi, Sashenka. Je t'en prie. Et appelle-moi Kawther, je ne veux plus être Safia à tes yeux », la suppliai-je solennellement dans cette confession rendue.
Mon prénom trouve son écho entre ses lèvres et vient retentir dans mes oreilles comme un feu d’artifice. Je ne sais pas si elle mesure la portée de ce qu’elle vient de me dire. Je ne sais pas si elle se rend compte de ce qui se passe. Je ne sais pas si moi-même j’en mesure la pleine portée. Tout ce que je sais, c’est qu’à partir de maintenant, entre nous, les rideaux sont levés définitivement. Nous ne sommes plus deux étrangères qui cèdent à l’appel de la comédie. Je ne suis plus la nana qui partage sa chambre. Ce que je suis lui appartient, elle l’a elle-même appuyé en utilisant un pronom possessif. SA Sashenka. C’est peut-être aussi pour ça que j’ai l’impression que mon sang se réchauffe. Cette sensation d’appartenir à quelqu’un, enfin, de nouveau. Ne plus être seule.
Je rigole doucement quand elle me demande si on perd la tête. Probablement que oui. Toutes les autres putes ici diraient qu’on est timbrées. Francisco aussi. Pourtant, ce que les autres pensent m’importe peu. Pour le moment, la seule chose qui m’importe c’est elle. C’est son air effrayé, son air chagriné. C’est qu’elle pense déjà au fait que cela ne peut pas être réel. Et voilà ce que je craignais tout à l’heure quand je lui ai posé mes questions. Que l’on soit brisée, l’une et l’autre, incapable de ne pouvoir ressentir le moindre sentiment positif à l’égard de quelqu’un, pour quelqu’un, grâce à quelqu’un. La vérité est rude. Pourtant, je ne dis rien, je me contente de la regarder.
Et si je m’attendais seulement à une avalanche, je me prends un cataclysme quand c’est une supplication qui s’échappe de sa bouche. Celle de l’appeler par con vrai prénom. Celle de rester contre elle. Je me mords les lèvres, la regardant comme une enfant qui regarde avec émerveillement une vitrine de Noël qui délivre tous ses mystères, toutes ses surprises. C’est ce que Safia… Kawther est en train de m’offrir comme spectacle.
Alors, bien sûr que je m’exécute. Je glisse contre son corps, plus court que le mien, plus joli, plus confortable. Je me frotte comme un chaton contre elle, mon buste contre le sien, mon nez qui effleure la peau douce de sa gorge. Je la respire, parce qu’elle sent bon le savon, son odeur étant de celles qui me rassurent. « Kawther. » Son prénom, le vrai, est plus joli, unique. Comme elle. Je ronronnerai presque, mes lèvres dangereusement proches de sa peau que j’aimerai goûter. Alors, je dérape, et j’ose, là où sa jugulaire officie. Un murmure contre sa peau, voulant laisser du répit à mes lèvres abîmées. « Si on perd la tête… J’aimerai perdre pieds et être totalement à toi.» Car ça, ça serait perdre définitivement toute raison et briser toutes les chaînes qui nous tiennent.
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