June 2010, Kaliningrad, Russia
Le vent frais de la mer baltique soulève ses cheveux et pour un mois de Juin, la chaleur est plutôt écrasante. Elle est là, sa petite robe à fleurs soulevée par le vent, sa main perdue dans une main plus grande, plus abîmée. Son air insouciant et son sourire la font briller sous le soleil. Lui, il est beaucoup moins lumineux. Il regarde autour, les yeux sombres. Pourtant, comme ça, ils ressemblent plutôt à ces adolescents de séries américaines qu’elle regarde de temps à autres pour tromper l’ennui. Ses seize printemps contrastent un peu avec son allure à lui. Lui qui semble en avoir presque dix de plus. Pourtant, il n’a que 19 ans.
Il ne lui lâche la main que pour la pousser des yeux vers l’escalier qui mène à son appartement. Elle monte, sans se poser de questions. Elle est déjà venue ici, quelques fois, après les cours. Elle a confiance. La confiance… Confondue peut-être à l’insouciance. Elle virevolte presque dans ses baskets, grimpant les marches. Elle ne s’arrête que pour le laisser ouvrir la porte. Ici, tout est sombre ou presque, mais la surprise n’est pas là. Aujourd’hui, exceptionnellement, son frère est là. Lui aussi, il fait plus vieux. Lui aussi, il a l’air abîmé. Mais c’est bien pire.
Elle, elle n’y voit que deux âmes en peine. Deux âmes torturées par des choses qu’elle ne connaît pas, des choses qu’on lui cache. Elle sait aussi que certaines choses ne sont pas faites pour être sues. Alors, elle ne pose pas de questions. Elle se contente d’être là, souriante. D’attendre. Attendre que l’aîné lui jette un regard perdu avant de lui tendre le précieux entre ses doigts. Elle, elle ne se pose pas la question. Elle est déjà assise à ses côtés sur le canapé, tirant sur le joint.
La soirée est floue… Les jours suivants le sont aussi. Le break annuel a sonné et elle est libre de faire ce qu’elle veut. Ses parents travaillent, son frère est toujours à l’étranger pour ses études… Alors, elle, elle papillonne. Elle, elle profite de la vie. Elle passe ses journées dans ce petit appartement. Parfois, elle passe la nuit. Elle se plaît ici. Elle n’a pas de limites. Elle vit sa vie sans se soucier du reste. Et c’est bien là son erreur.
Elle aurait dû savoir que la façon dont il la regardait n’était pas saine. Elle aurait dû s’écouter. Non. Elle s’est juste dit qu’il était peut-être jaloux. Peut-être défoncé. Parce que depuis son retour, au grand frère, l’ambiance était planante. Le plus jeune montrait un visage plus sombre encore, souvent indisponible psychologiquement plus de la moitié de la journée. Défoncé à tout, drogues, alcool…
Elle s’est laissé tenter. Une fois, puis deux, puis trois… Toujours plus. Toujours plus fort. Toujours plus dur. Elle a goûté à ce qu’elle ne penserait jamais toucher. De l’herbe à la poudre. Des orages aux ouragans les plus violents. Et c’est comme ça qu’elle est tombée.
Elle aurait dû savoir que la façon dont il la regardait n’était pas innocente. Elle aurait dû l’écouter. Non. Elle s’est juste dit qu’il plaisantait quand il a demandé comment elle comptait payer. Elle a cru à une mauvaise blague. Et elle a rapidement déchanté quand elle a compris qu’il était trop tard pour décrocher. Des douceurs éphémères… Mais surtout, de la situation désespérée.
October 2015, Miami, Florida, USA
Elle a pris cinq ans. Et en cinq ans, beaucoup de choses sont arrivées. Beaucoup de choses ont changé. Trop. A moins qu’en fait, ça ne soit pas assez. Elle ne sait pas. Elle ne sait plus. A quoi bon ? Elle est incapable de savoir à quel moment ça a merdé dans sa tête. Non, elle sait exactement où elle a merdé et pourquoi elle est ici. Elle a joué avec le feu et elle s’est brûlée… Ce qu’elle ne sait plus, c’est à quel moment son esprit à lâcher.
On dit souvent qu’il est compliqué de faire céder une âme. Pourtant, là, tout de suite, elle a bien l’impression qu’ils finiront tous par y arriver. Quand ils rigolent en la voyant revenir dans des états pitoyables. Quand elle se fait casser la gueule, pour le fun, en guise de foreplay. Quand elle se regarde dans le miroir et qu’elle ne se reconnaît plus. Parce qu’elle a vieillit. Eux, ils ne le voient pas. Eux, ils voient ses airs de poupée russe. Son accent qui les excite. Ses longs cheveux bruns qui les font fantasmer. Elle, elle voit dans ses yeux qu’elle a pris perpétuité, elle souffre. Parfois en silence. Parfois non. Elle a bien essayé de se tirer, une fois. Mais ils l’ont retrouvée le lendemain.
A deux doigts de la mort, elle s’est demandé si ça en valait le coup. Fallait-il crever de leurs mains pour mettre fin au supplice ? Fallait-il vivre avec un espoir déjà mort ? Elle s’est raccrochée à l’espoir en sachant que c’était stupide et vain. De la lâcheté ? Probablement. Vingt-et-un ans. Le bel âge, en théorie. Pour elle ? Celui de l’enfer.
Les mains qui glissent sur son corps ne lui font rien. Elle ne ressent plus rien que les sensations physiques. Quand on la touche. Quand on lui parle. Quand on la regarde. Quand on la goûte. Quand on la sent. Les cinq sens. Réveillés pour tous. Elle, elle n’est plus qu’une enveloppe de chair, la psychée s’étant fait la malle depuis quelques temps.
Elle ne gémit pas quand les étreintes se font dures. Elle ne sourcille pas quand ils atteignent l’apothéose, fiers d’eux. Persuadés d’être les maîtres du monde alors qu’ils ont du mal à être maîtres de leurs queues. Si elle avait encore une once d’âme, elle en rigolerait intérieurement. Elle se moquerait d’eux et de leurs performances ridicules. Mais non. Rien. Le silence.
Elle se laisse faire. Elle se laisse manipuler. Elle attend simplement que ça se termine. Pourquoi lutter ? L’intérêt est moindre. Elle préfère purger sa peine, bien que la dette soit largement payée. Elle préfère attendre, en espérant qu’un jour, le soleil de Kaliningrad revienne briller sur sa vie. Que le vent de la mer Baltique lui soulève de nouveau les cheveux. Être pute -bas, ça serait moins pire qu’ici.
Là-bas, c’est différent. Du moins, elle essaye d’y croire. Là-bas, elle se dit que les hommes sont moins pervertis par l’argent. Ici, dans ce pays qui fait rêver les naïfs et les innocents, tout est plus grand. Tout est pire. Les pêchers. Les horreurs.
January 2019, Las Vegas, Nevada, USA
La chaleur humide de Miami s’est transformée en chaleur aride dans le désert du Nevada. Décor différent, même scène qui se joue. Encore que, c’est différent. Ici, on la traite un peu mieux. Ici, on ne laisse personne lui taper dessus sous peine de représailles. Elle est trop jolie, paraît-il. Elle ne mérite pas ça. Mais ça, quoi ? Elle fait toujours le tapin. La différence, ici, c’est que c’est arrangé. Elle est sous la protection de son mac, pas son esclave à fric. On la confie au client, en échange d’une somme d’argent qu’elle ne voit pas. Elle est logée. Elle est nourrie. C’est une espèce de maison close et plus un appart’ sordide ou elle partage un studio avec quatre, cinq, six autres filles selon.
Non, ici, elles sont toutes ensemble dans une grande maison. C’est plus confortable. Elles appartiennent à un dénommé Francisco. Francisco, il fait l’effort de bien traiter ses filles. Et il sait pourquoi. Il est malin. Il sait qu’une gonzesse entretenue est plus baisable qu’un déchet sur le trottoir qui a la tronche démontée par le client de la veille ou le proxénète qui n’a pas récolté ce qu’il espérait. Non, Francisco, il les bichonne presque. La seule condition, c’est qu’elles soient parfaites. Des poupées dociles dans une prison dorée. Mais une prison tout de même.
Alors, quand Francisco demande Jules, elle a un demi-sourire sur les lèvres. Un demi, parce qu’elle est incapable de mieux. Elle n’est pas heureuse. Elle n’est pas malheureuse. Elle est quelque part au milieu, incapable de savoir exactement ce qu’elle ressent.
Quand Francisco explique à Jules ce qu’elle va devoir faire, quel client l’attend, elle se contente d’hocher la tête et d’écouter attentivement. Ne jamais poser de questions. Ensuite, elle a le temps pour se préparer. Dessiner un trait d’eyeliner pour faire ressortir ses yeux. Brosser ses longs cheveux pour les rendre plus doux. Choisir une robe qui correspondra à l’occasion décrite par Francisco, aux désirs et penchants qu’il a bien voulu donner sur le client. Rentrer dans un moule imaginaire pour plaire, satisfaire.
On lui a dit de se dépêcher et elle l’a fait. Ses cheveux longs flottent dans son dos découvert, la robe trop moulante est si peu couvrante sur sa carcasse. Elle a tout juste eu le temps de passer un peu de gloss sur ses lèvres charnues qu’on lui expliquait que ce soir, c’était particulier. Ce soir, elle rencontrait un client nouveau. Un client qu’elle ne reverrait jamais plus.
Lui, il était déjà venu. Lui, il voulait celle avec qui elle partageait sa chambre. Safia. Safia était plus typée qu’elle, probablement mexicaine. La peau mate, les yeux noirs et les cheveux plus noirs encore. Une plastique différente. Plus petite, plus généreuse. Jules, elle, elle était plus grande, élancée, des courbes plus discrètes. Alors, forcément, la surprise était là.
On lui avait fait comprendre qu’elle devait apporter satisfaction. On était persuadé qu’elle saurait comment s’y prendre, parce que Safia lui aurait bien lâché quelques infos, comme des confidences entre copines sur les clients. Pourtant, rien de ça entre elles. Elles partageaient une chambre. Parfois, elles partageaient du maquillage. Au mieux, elles s’aidaient l’une et l’autre à se préparer. Rien de plus. Pas de mots échangés en dehors des banalités.
Quand elle fut présentée, elle ne s’attendait à rien. Elle ne voulait rien savoir de toutes les façons. Elle attendrait seulement. Elle attendrait sagement. Elle s’appliquerait à répondre ce que l’on attendait. Elle s’appliquerait à devenir ce que l’on désirait. Elle passerait d’un mode autopilote à un autre. Pas d’état d’âme. Pas de rien.
Seulement un faux sourire sur ses lèvres. Un sourire digne d’une star hollywoodienne. Peut-être dans le fond que c’était ce qu’elle était devenue. Une actrice de première ligne, capable de dissimuler derrière un personnage ce qu’elle était réellement. Qu’était-elle réellement ? Plus rien de signifiant. C’est peut-être pour ça que le masque, l’illusion était facile à porter.
April 2020, Lewisburg, Louisiana, USA
Elle se réveille le cœur lourd. Au sens propre et au sens figuré. Elle a la nausée mais elle ne dit rien. Elle se contente d’ouvrir les yeux et constater que son colocataire ne s’est même pas donné la peine de venir défaire les draps cette nuit. Cela n’a pas d’importance. Qu’il soit là, ou non, elle se lève, comme elle le fait tous les jours. Qu’il soit là, ou non, elle enfile une robe de chambre en mousseline et en soie. Qu’il soit là, ou non, elle se dirige vers la cuisine. Machinalement, elle s’active. Machinalement, elle ne lève pas les yeux. Elle sait ce qu’elle fait. Elle est entrée dans un nouveau moule, un moule différent.
Le thé entre les mains, elle s’installe pour regarder le soleil qui pointe son nez. Elle regarde dans l’au-delà. Elle aimerait pouvoir aller dehors. L’air ici ressemble presque à celui de Kaliningrad. Plus frais, moins ensoleillé. Le lac ressemblerait presque à sa mer. Un souvenir rare et précieux. Un souvenir qu’elle se languit se faire renaître. Même une seconde.
Ses jambes trop longues repliées sous sa carcasse, sa peau dorée se dévoile. Elle contemple le reflet de l’astre dans l’eau du lac. Ce petit moment qu’elle vole le plus souvent. Ce moment à elle, ou entre la nuit et le jour, elle peut essayer de retrouver un minimum d’humanité. Ce moment où elle essaye de retrouver des sensations, des sentiments.
L’odeur de son thé lui monte au nez et elle baisse la tête. Elle ne le boira pas ce matin encore. La seule différence avec les jours précédents, c’est qu’aujourd’hui, elle sait pourquoi. Elle souffle. Toujours pas de mots, pas de sentiments, pas de sensations. Seulement une conviction. Ce n’est pas possible. Dans tous ce que cela peut avoir comme sens.
La porte claque et elle ne tourne pas la tête. Ils ne sont que deux à faire claquer la porte de ce « home sweet home ». Elle ne tourne pas la tête. Elle s’en fiche. Si il la cherche, il finira par la trouver. Si il veut lui parler, il finira par s’exprimer.
Il n’est pas aussi violent que son passé à Miami. Il n’est pas aussi doux que Francisco. Mais il a un goût différent. Le seul sur lequel elle est capable de mettre un nom, une sensation. La liberté. Et pour ça, elle est prête à fermer les yeux. Pour la sensation du vent dans ses cheveux maintenant qu’il s’engouffre par la fenêtre ouverte. Pour l’odeur de l’eau proche qui se faufile avec celui ci.
Elle ferme les yeux, parce qu’elle sent les siens sur elle. «
Bonjour Falco.»