floraisons (ethan)

Son regard se perdait dans celui de son propre reflet. Face au miroir, il devait se rendre à l’évidence. Les démons à l’intérieur de son crâne, les fantômes cachés dans son ombre, ils s’étaient installés sur sa peau, sur son visage, entre ses tatouages. L’expression l’ombre de lui-même prenait enfin son sens. S’il osait le dire … Hunter faisait peur.  
Il s’était pris une claque dans la gueule, le genre qui rajoute cinq à vingt ans, et le semblant de barbe qui contourait son visage n’arrangeait pas vraiment cette impression. Ses joues étaient plus creusées qu’à son retour de guerre en janvier, si c’était humainement possible de faire pire, accentuant l’impression de ridules autour de ses yeux. Quant à son torse, et à ses bras … Il avait fondu. D’ordinaire, la masse musculaire se transformait en masse graisseuse sans exercice physique, mais chez Hunter, avec un régime alimentaire restreint, et l’influence de certaines substances illicites, il avait perdu du poids, et ses muscles. Il n’était qu’une carcasse, loin du modèle de l’américain parfait, du GI Joe aux abdominaux proéminents. Il n’avait rien de sain dans ses côtes presque saillantes, rien de désirable dans sa silhouette frêle. Il avait été plus épais, même si on devinait quelques biceps, encore travaillés avec l’aide apportée à la ferme. Mais c’était à peu près tout. Si ses tatouages n’étaient pas là pour le lui rappeler, il aurait pu se confondre avec quelqu’un d’autre.

Il devait tout revoir, après s’être laissé aller de la sorte. Retourner dans sa cuisine sans s’y sentir coupable, retourner dans une salle de sport sans s’imaginer l’uniforme et l’imposant sac à dos. Retrouver une vie qualifiable de normale, une routine plus structurée en imaginant qu’évacuer sa colère sur un tapis de course lui permettrait de mieux dormir une fois la nuit venue. Dès lors, il s’est affairé. Rasant de près la barbe hirsute qui se formait, avant de se cuisiner un large petit-déjeuner. Voire même plutôt un brunch, vu l’heure déjà bien avancée. Et enfin, la fuite vers une salle de sport. Pas forcément n’importe laquelle, même s’il n’y en avait pas cinquante en ville. Il y a quelques mois, Ethan lui avait parlé de sa salle, et après sa remise en question, peut-être que cela l’inciterait à se motiver.
A voir sa tronche et à l’imaginer avec un peu de terre sous les ongles, à gémir d’avoir un peu de boue sous les chaussures. Quoique - probablement qu’il n’était jamais allé aussi loin à l’intérieur des vignes pour ça. En attendant, Hunter arrivait déjà à la salle, et commençait à se familiariser avec l’endroit. Les modalités d’inscriptions, le système de fidélité dont il n’avait rien à faire, les vestiaires, sa carte de crédit pour la dame, et les compléments du genre la serviette éponge plus la gourde d’eau à dix dollars cinquante, une affaire vraiment, proposés mais déclinés. Puis on lui ficha enfin la paix.

Hunter a lancé un coup d’oeil circonspect aux autres sportifs de la salle, celui qui jauge sans le vouloir, à la recherche d’un visage familier - aucun ne s’est démarqué. Il est donc parti dans son coin, loin des autres. S’installe sur un tapis de course et s’élance une fois qu’il a compris comment l’engin fonctionnait. Il n’a pas besoin de musique ou d’écran ou de tous ces gadgets, même si inconsciemment, son rythme se cale sur le tempo d’une musique qui filtre d’une salle voisine. Il est rouillé, certes, et ne se forcera pas à retrouver son niveau d’avant, mais il refait sans le vouloir le parcours du centre de formation. Des sentiers empruntés de jour comme de nuit, des virages imprimés dans son corps et qu’il se retient d’effectuer sur le tapis. Il en amorce les dénivelés et manque de se tordre la cheville sur sa machine, rouvre les yeux et sort de sa transe. Sa main vient chasser les rêveries perdues sur ses cils, et il fait craquer les muscles de sa nuque.
Finalement, son intuition avait été la bonne, jusque-là. Changer d’air et changer d’atmosphère pour s’isoler dans une boîte ventilée était contre sa nature, mais il fallait croire que ça lui avait permis de reprendre son souffle. De se changer les idées, même pour une heure, d’y croire encore un peu, à sa rédemption.

@Ethan Lockhart

Il ne sait pas trop ce qu’il avait espéré, attendu de cet endroit. Ce qu’il s’était imaginé, la décoration ou l’agencement de la salle, l’atmosphère, l’odeur de sueur … Quelque chose à mi-chemin entre les salles qu’il avait fréquenté à l’armée, et le modèle générique des spots publicitaires. Alors, ce n’était ni la déception ni l’étonnement qui l’avait accueilli. Seul le temps modulerait sa vision de cet endroit … le temps, et les fréquentations. Car s’il s’était rapidement plongé dans sa course, en ignorant assez facilement les bruits parasites de la salle, de retour à la réalité, c’est le visage d’Ethan qui se greffe dans un coin de sa vision périphérique.
Hunter pensait que son inattention était restée inaperçue, mais il soupçonnait que ce ne fut pas le cas lorsque celui-ci se rapprocha de son tapis. Ethan … n’était pas vraiment un ami d’Hunter, ni même une connaissance. Disons que les circonstances de leur rencontre demeurait quelque peu macabres et sarcastiques. Ils auraient pu s’entre-tuer, au lieu de quoi Hunter avait décidé de se pointer à la salle de sport où il travaillait. Et les compliments ne tardèrent pas à sauter aux lèvres du Californien.
- Il me fallait une excuse pour te revoir. Le ton est aguicheur, les cils d’Hunter papillonnent un instant, avant que son sourire ne s’élargisse. Peut-être que c’était ça, qui lui manquait : une excuse pour se défouler verbalement, face à quelqu’un qui ne s’en offusquerait pas. Car la répartie avait du bon, et à ce petit jeu là, n’était pas encore connu le plus endurant des deux.
Bien sûr, il avait vu sa presque chute, et bien sûr, il lui en fit part. Ce n’était pas sa minute de gloire, mais en même temps, Hunter venait juste de reprendre un semblant d’entraînement. Il dut tout de même retenir le SEAL en lui, qui menaçait de bondir hors du tapis pour chasser du Lockhart. Une endurance encourageante, qu’il allait lui faire bouffer. Ce qui était bon signe ; il avait encore un brin de caractère, au fond. Mais ses mâchoires se contractèrent, et il n’en fit aucun commentaire. Le pas, la foulée, la respiration. Ethan faisait office de distraction, et ce n’était pas pour lui déplaire : il se sentait vraiment comme à l’armée. S’il prenait une casquette et lui crachait dessus, il ne ferait plus la différence.

Je sais pas, tu comptes bosser ou t’es juste là pour papoter ? Rictus affiché, l’ex militaire saute hors du tapis, n’ayant aucune idée de comment l’arrêter. Si tu veux bien éteindre ce truc pour moi … Je veux bien … Il hésite un moment, ne sachant trop comment formuler sa pensée. Faire le tour de l’endroit, voir ce que t’as à proposer ? Si c’est dans tes cordes … Ce n’est pas qu’il mette en doute ses compétences … c’est juste qu’à juste titre, il peut remettre en cause son activité viticole - alors pourquoi pas ici ? Certes, la carrure du coach suffirait à faire taire les mauvaises langues d’un seul regard, mais Hunter n’était pas n’importe quelle mauvaise langue.
Et s'il doit payer pour sa séance de sport, il s'assurerait qu'Ethan soit bien rémunéré.

Charrier Ethan, et voir jusqu’où ça pouvait le mener. Une façon comme une autre, comme se défouler sur le tapis, pour lui permettre de se défouler. D’évacuer la colère latente, au travers de ces placebos inoffensifs. Seuls les égos seraient attaqués aujourd’hui. Et la coupe de cheveux d’Ethan, probablement. En tous cas, il laisse le soin à son poussin d’éteindre la machine, avant de lui demander de faire un tour. De voir ce dont il était capable - ce qu’il pouvait proposer. Pour flatter Hunter et le pousser à revenir, peut-être, pour l’occuper, surtout. Car il ne redoutait pas de tomber du tapis - il avait déjà montré qu’il savait se rattraper.

Or, Ethan commence fort. Et Hunter serre les dents. Non, ils ne sont plus à l’armée, non, non, non, c’est bien l’objectif. Ne plus y retourner. Pas que l’ambiance ne lui ai déplu, mais il valait mieux éviter ce sujet encore quelques temps. Au moins, Ethan change rapidement de sujet - et admet même son incompétence au sujet du vignoble. Ce qui était étonnant. Et dommage, car cela privait Hunter d’une bonne pique. Cela dit, il pouvait reconnaître qu’il avait effectivement l’air plus passionné ici que dans les champs. - C’est pas compliqué de faire mieux. Il étire un peu ses lèvres, et le suit sans broncher. Car si Hunter avait un peu fait le tour des équipements seul, il n’allait pas se priver d’un guide. Malheureusement, celui-ci connaissait son passé de militaire - il n’aurait donc pas l’occasion de l’agacer sur le moindre équipement et passer pour l’abruti de service. - Okay. Il acquiesce, montrant au minimum son intérêt pour ce qu’il racontait.
Il se laisse guider, emporter, autant par la balade que par le discours répété du coach. Les jambes, les bras - et oh, le discours militaire qui s’invite. A peine déguisé. Faisant le bonheur d’Hunter. - Pour quelqu’un qui n’est pas à l’armée, t’es plutôt directif.
Le genre de commentaire qu’il n’aurait pourtant jamais fait à son supérieur. Alors, peut-être que cela allait être différent. - L’endurance, la musculature, ce n’est pas vraiment le problème, en fait. Il s’agit plus de me vider la tête, de retrouver une routine. Et ensuite, de retrouver la forme, puisque j’ai pas mal perdu depuis. Il le savait, il le voyait. Il n’était plus que l’ombre de lui-même, un sac d’os à peine vivant. Un fantôme pourrait le confondre avec un semblable. En quelques mois de laisser aller, de sommeil intermittent et d’alimentation déséquilibrée, son corps avait pris cher. Pourtant, il en était conscient et connaissait ses torts et ce qu’il devait faire pour s’en sortir. Mais le savoir, et le faire, restaient deux choses très différentes. C’était un pas après l’autre, une chose après l’autre, un jour après l’autre.
- Et pas de zumba ou toutes ces danses de merde, là … Parce qu’il ne se voyait pas se déhancher tout seul chez lui, et encore moins devant une cinquantaine d’inconnus. Le ridicule ne le tuerait pas lui, mais il risquait de tuer le Lockhart. Au moins le gratifiait-il d’un avertissement.