guns in my head.

Souffle court. Trente-six bougies désormais, trente-six années ressemblant à autant de condamnations. Est-ce qu'il s'est un jour imaginé aussi vieux ? Sans doute. Un jour heureux. Cela paraissait presque irréel - il n'avait même pas encore célébré avec Pia. Enfin, il n'y avait pas grand-chose à célébrer, de toute manière. Puisse-t-il crever à petit feu, puisse-t-il encore servir la mère patrie ; et à défaut d'un service aux antipodes de ce monde, par dettes et crédit sur trois générations pour qu'un jour tu puisses t'estimer heureux. Et aimé.
Il s'est rendu à la ferme parentale pour pouvoir filer un coup de main. Et manger son plat préféré. Tout avait goût de terre. Il a essayé de creuser un sourire sur ses joues pour eux, pour quelques minutes. Tentant de les préserver de ses batailles inachevées, en ce jour spécial. 
Ça ne lui a pas trop réussi. Il a préféré se laisser consumer par le travail à faire, les œufs et les petits à comptabiliser, la viande à distribuer. Des armées de seigneurs de guerre à sa merci. Hunter s'avançait en terrain conquis, l'hémoglobine et l'odeur de charogne s'imprégnant lentement sur lui. Morceau de viande fraîche pour les uns, chair à canon pour d'autres. A trente-six ans, lui se trouvait surtout bon à rien, sa date d'expiration atteinte.

Il s'attendait à quelques appels, deux trois personnes ayant tenté le diable pour lui souhaiter un bon anniversaire. En revanche, qu'un bar l'appelle, un peu moins. Le genre de nouveauté dont il se serait bien passé, alors qu'il se retrouve nommé baby-sitter du jour. Wane Marshall attend ses parents à la caisse nommée Whiskey. 
Et putain, lui il accourt. C'était donc ça, les responsabilités ? S'occuper de ses aînés ? Il attrape le volant et rattrape les kilomètres, pour revenir en ville. Il rattrape le temps et il rattrape les souvenirs et il rattrape la culpabilité et il rattrape une bouillie de sentiments avant que le visage de Wane ne lui bouffe le cœur. Sauf que le mal est déjà là, ancré sous la peau, et que le temps d'arriver à destination, il a déjà gangrené ses traits fatigués.
La joie de revoir son ami de longue date ne se lira pas sur sa tronche. A la place la fatigue règne, une certaine lassitude, une tristesse sous-jacente. Ses mâchoires se ferment mécaniquement, pour clouer les premières paroles qui lui viennent en tête.

En ce moment, Hunter ne tiendrait pas longtemps à l'entraînement. Il s'effondrerait au moindre effort, se briserait à la moindre chute, et au contact de l'océan, il deviendrait écume. Il ne faudrait pas l'approcher de trop près, les larmes sous la surface menacent de submerger la ville, et aucun barrage ne pourra retenir la force de ses flots.
Alors les bras tendus de ce Christ en carton, il les ignore royalement et pose plutôt ses fesses sur un tabouret épargné par l'ouragan Marshall. Il ne veut pas voir la souffrance aérienne pleuvoir dans son regard, ne veut pas récolter les fruits de son malheur, et son rire détonne comme une alerte avant la fin du monde. Et il n'a qu'à renifler son t-shirt rougit par le sang d'une carne innocente pour s'y croire. 
Tu fais chier, puis, à l'attention du tenancier, y'a le droit à un truc spécial pour son anniversaire ? Genre un petit parasol avec lequel il pourrait jouer aux fléchettes. Dix points si ça s'accroche dans la barbe de Wane. Cinquante s'il lui crève un œil.

Ignorer l’homme et ignorer son anniversaire et ignorer la tête défaite d’un Wane qui semble trop joyeux et trop énervé pour une journée aussi banale de son calendrier. Lui n’avait aucune excuse et le voilà pourtant, accroché sur ses épaules pour se retenir, il en était certain, de briser un autre meuble ou bien ses propres genoux, en s’échouant au sol. Hunter garde les mâchoires fermées mais il aurait bien aimé trouver une alternative pour respirer, car il sent l’alcool plus que Wane lui-même, ni déodorant, ni parfum, juste l'éthanol à pleines narines. Il tique sous le sobriquet et tente de garder un air neutre en face du barman. Un appel à l’aide dessiné sur les paupières. C’était pourtant le barman qui l’avait appelé, lui, pour le sauver de cette situation.
Stoïque, il assiste aux dernières divagations de son comparse, avant que celui-ci n'atterisse également sur un tabouret. Pas vraiment égaux, ni même joyeux. Ils avaient tout pour célébrer, pourtant. Le lieu, la compagnie, l’occasion, le pognon. Même si Wane offre sa tournée, Hunter n’en veut pas. Il hoche la tête en signe de dénégation à l’attention du gars derrière le comptoir, l’air torve de celui qui a trop vu, trop vécu. Il ne pouvait plus en mettre, de la souffrance sous sa carapace, c’était déjà plein. Une goutte d’alcool une goutte de trop, Hunter évite les bars le plus possible, à la rare exception, sans doute, des fêtes de la Saint Patrick.

Pourtant il voit le barman récupérer les billets humides laissés par Wane, sans doute pour se dédommager comme il le pouvait des dégâts qu'il venait de causer. - On devrait y aller, qu'Hunter récite sans grande conviction. Il n'a pas envie de perdre plus de temps ici, il veut évacuer le Marshall du palais de la tentation et lui trouver un lieu pour qu'il puisse décuver. Sauf que l'autre n'avait pas l'air de cet avis, et lui demande ce qu'il fiche ici. Le militaire hausse un sourcil à son intention, puisque c'était le tenancier, désormais disparu, qui l'avait appelé. N'était-il pas au courant ? Comment celui-ci avait-il eu son numéro ?

La seconde partie le fait tiquer, et se mordre les joues. Il lui aurait bien enfoncé le crâne dans le bar, mais le bar ne méritait pas d'être plus maltraité qu'il ne l'était déjà. Hunter renifle. Ça lui donne une idée, et comme elles sont rares, il en fait profiter son ami - qui ne méritait pas  son génie. - On a été interrompus … Il n’a qu’à baisser le regard sur son t-shirt pour lui raconter les choses. Et puis, ça masque son sourire triste, parce qu’il est loin de la vérité. Celle où Pia et lui ne se parlent que pour s’écorcher, se tailler, que pour faire briller les étincelles jusqu’à l’usure mutuelle. Alors il lui retourne la question, droit, dur, en trouvant la force de planter son regard dans le sien. - Qu'est-ce que tu fous là, Marshall ?
Il célèbre quoi, lui, ici ? Seul et enragé ? Il n’a point d’excuses, il n’a même pas invité Hunter à la fête. Alors il s’interroge, Hunter, sur sa présence ici, même s’il en devine aisément la raison. C’est ça, ce qu’ils sont devenus. Des épaves de la société - Hunter le savait déjà, mais que Wane se rabaisse à son niveau, ça lui faisait quand même un choc. Pour couronner le tout, la vue des bouteilles l’insupportait presque autant que le rire de son comparse. - Range tes bouteilles. Et rentre chez toi, Wane. Y’a rien à célébrer de toute façon.