fortuna imperatrix mundi

---

Moi, je n’ai pas dit « oui » ! Qu’est-ce que vous voulez que cela me fasse, à moi, votre politique, votre nécessité, vos pauvres histoires ? Moi, je peux dire « non » encore à tout ce que je n’aime pas et je suis seul juge. Et vous, avec votre couronne, avec vos gardes, avec votre attirail, vous pouvez seulement me faire mourir parce que vous avez dit « oui ». - antigone, jean anouilh

Debout au bord du vide de son coeur.
Après la douleur, le choc la plonge dans une léthargie qui va la suivre inexorablement, véritable cortège funèbre. Ses yeux restent fixes sans voir la table qui trône au milieu de la pièce, le métal luisant reflète les néons accrochés au plafond, source de lumière glaciale. La table s'aligne comme un bon petit soldat à côté des autres et son regard perdu ne peut se défaire de ces autels d'acier. Lui n'a pas voulu descendre, préférant rester planté au milieu de la chambre de longues minutes avant de se mettre à empiler les derniers vêtements dans un sac. Alors qu’à sa demande on la prenait doucement par les épaules pour la guider vers la morgue. Mein Schatz. Il est terrible le vertige. Cette chute libre qui saisit sa gorge et pare son coeur d’orages. La déchirure est pleine et entière entre elle et son mari. Rien ne pourrait recoudre les deux bords à vif de cette plaie béante. Pas même la patience, l'amour ou le chagrin qui les lit pourtant. La violence des douze derniers mois, précédés de deux longues années d'attentes, de doutes, de forces, de colères, d'efforts à bout de bras, a eu raison d'eux. De leur couple, leur vie de famille, de leur petit bonheur tendrement chéri. Il ne reste plus rien d'eux.
Pas même leur fils.


Elle porte le linceul en tiare.
Reine des agonies pour le personnage qu’elle joue.
The more you're playing close to you, the less you're making mistakes. Le plus, le moins, elle est mère sans enfants dans ce rôle aussi. Elle pensait fuir cette femme-là, en réinventer une nouvelle pour se fondre dans cet univers qui n’est pas le sien. C’est de la collecte d’informations, de la mise en confiance. Passer sous le manteau, se faire aimer. Bring them into tears. Quasiment noir sur blanc, un ordre hiérarchique. Tu joueras la mère déchue, ma petite Magda, et ils t’aimeront pour ça. Parce qu’il n’y a rien de moins naturel dans ce monde que des enfants qui partent avant leurs parents. Joue leur Médée, Antigone ou Iphigénie - sois une tragédie grecque, Magda. Sois reine dans ta colère. Eblouie-les par ta peine. Fais toi remarquer juste ce qu’il faut, fais toi oublier dès que nécessaire.
Elle fera. Et sa misère prend tellement le dessus, l’empêche d’avancer, de rester la mère mais de redevenir la femme. Le rôle lui colle à l’épiderme alors quand on lui offre la première ligne, elle ne voit là que le moyen de mieux revêtir son costume. Qu’il soit plus qu’une seconde peau. Déguisement aux étincelles qu’elle s’enfile.
It’s bringing you into tears, Magdalena.


Elle a le drame tapageur, le deuil apathique. Il y a la furie au bout de sa clope qu'elle ne termine jamais. Il y a ses pupilles qui s'éclatent quand les paillettes projettent leur film catalyseur dans son âme, celui qui lui invente une nouvelle oraison - où l'enfance est la candeur et l'innocence, où le monde ne tolère pas que l'on touche à une cellule de ses créatures fébriles, bulle parfaite que l'Homme s'échine à écorcher de ses griffes de diable. Elle l'a vu le diable. Étalé sur une radiographie en sépia, prenant ses aises dans une cavité qui ne lui appartenait pas. Elle l’a vu le diable, droit dans les yeux. Elle l'a vu s'affaler en toutes lettres sur le visage de son fils. M e d u l l o b l a s t o m a. Elle l'a épelé tant de fois face aux orbes curieuses d'apprendre, heureuses d'aimer. Elle en a cramé des cigarettes malheureuses dans une déambulation pathétique lorsque la douleur était trop forte. Elle est toujours trop forte, elle ne s'apaise jamais. Elle vivote au fond de ses tripes, image de sa propre tumeur, témoin de sa déchéance enflammée. Elle a crié dans les couloirs glacés, elle a pleuré sur une épaule silencieuse. Elle pleure encore, quand rien n'endort ses sens, que tout remonte jusqu'à sa trachée et que le diable en souvenirs serre sa main contre la peau constellée de sa gorge. Elle pleure et elle se consume - piteux animal mourant dont personne n'accepte d'abréger les souffrances. Elle a la mélopée des Pleureuses calquée au fond de sa voix, la plainte agressive de la bête agonisante. Que personne ne la touche où elle se fera diablesse à son tour, la mère en habits mortuaires.
Elle a la douleur en étendard et ses convictions écrasées sous le talon du destin. It's not your fault. Elle sait. Elle sait que cela ne dépendait pas d'elle. Qu'elle a tout fait, tout donné, tout vendu pour combattre les bataillons de démons. I know and that is terrible. Personne vers qui tourner sa rage, qui sont ces héros en blouse blanche s'ils ne peuvent pas sauver les yeux d'un enfant ? Soleil, oh son soleil. Il était doux et gentil. Tellement gentil. Et drôle aussi, protestant sans cesse lorsqu'il voyait la douleur, insistant pour raconter une histoire drôle. Des histoires drôles il en avait toujours des tonnes en réserve, comme si son cerveau envahi par la tumeur se débattait armé de sa seule malice. I s h a n, enfant soleil. La bête lèche ses plaies et n'a pas le courage d'appuyer elle-même sur la détente. Pour apaiser. Pour rejoindre. Elle a la frousse de l'instinct de survie précaire, le deuil en écharpe, la botte qui s'enfonce dans le sol quand on la tire vers le précipice. Elle était faite pour ce métier, elle était géniale dans sa splendeur des surdoués. Elle avait l'oeil des rapaces, le flair des limiers. Mais la poussière de fée qu'elle se jette au visage lui a bousillé les naseaux. Elle ne sent plus rien. Wendy en désespoir. Qu'il se pointe Peter Pan, elle, elle tombera pour le Capitaine Crochet. Elle le remerciera de gracier son âme pour le salut des enfants perdus, lui baîsera les pieds de lui donner l'ultime pointe de fleuret au creux des côtes. S'il n'y a plus de justice, si la vie n'a pas besoin des méchants de l'autre côté de son arme pour faire morfler les gentils, si l'innocence fout le camp en lui laissant un bleu sur le crâne. Si personne ici bas ne suit les règles qu’on lui a apprise. Les méchants meurent et les gentils restent. Alors Magda elle crèvera là où ça lui fera moins mal. Où on apaisera ses souffrances pathétiques par pitié pour son air blessé. Le menton haut dans sa fange de martyr du destin. Elle sera la poudre dans le barillet, sombre et explosive, un brin d'étincelle au bout de sa clope pour parfaire le tableau. Elle pourra tous les faire exploser parce qu'elle n'a plus rien à perdre. Plus rien à prouver. Elle n’attend que ça, pourvu que ce ne soit pas sa main qui allume la flamme.

traductions: