somewhere only we know ; ailish.

Une idée en tête, elle ne s’interroge guère plus, Ailish, fonce la tête la première, le cœur pétri d’angoisse. Elle passe l’entrée de service du casino, salue les quelques employés déjà présents d’un vague signe de la main. En bonne habituée, elle connait le chemin de la retraite du grand patron des lieux, ne s’interroge pas sur les couloirs à emprunter, les portes à pousser. La dernière poignée, elle l’abaisse sans plus d’hésitations, pénètre dans l’antre de son frère sans vraie crainte de briser son intimité, pas à pareille heure. Et pourtant. Les lèvres pincées, elle ne dit rien, hausse les épaules à son injonction. Trop tard pour frapper. Pas une remarque sur son absence au casino, sur le ballet de préparation qu’il aurait déjà dû entamer. Elle n’est pas là pour ça.

La mine revêche, sans vraiment savoir par où commencer, elle préfère s’accorder une étape près de la cafetière, sans oser vraiment le regarder, ni la silhouette étendue dans ses draps. « J’ai compris, hein, ça, qu’on veut m’tenir à l’écart d’vos magouilles. C’est bon, c’est rentré d’puis l’temps. » Elle crache sans même le regard, trop occupée à faire couler deux tasses du saint graal. Les doigts pianotent sans interruption sur la coque de métal, les lèvres mordues, elle s’agite, jette un coup d’œil à Morgan. « Sauf que là, ça va pas. Et le problème, c’est que ça vous affecte tous les quatre. » C’est ça, qui lui fait d’autant plus mal. L’idée le révulse, la fait gueuler, tempêter, bouillonner, mais elle peut un minimum comprendre leur envie de la laisser à l’écart. Même si elle ne l’accepte pas, ne l’acceptera jamais. Le plus douloureux, c’est bien de sentir tout le mal qui les affecte, ce qui les bouffe petit à petit, les ronge de l’intérieur. Ils ne sont plus eux-mêmes, perturbés – effrayés ? – et ça se lit dans le regard de Morgan, à l’instant, le gouffre qui s’est ouvert sous leurs pieds, les fait vriller et déraper à toute allure. Et ils ont beaux enfoncer la pédale de frein, ils sont lancés à toute allure dans la tempête. « Ça sent la merde à plein nez. » Serait-il capable de lui soutenir mordicus que, non, non, tout va bien ? Pas lui. Elle se raccroche au fil de la confiance qui les unis, se plait à croire qu’il saurait lui avouer leurs faiblesses. « Et va pas me dire que c’est faux, j’suis pas aveugle. Rien qu’à t’regarder. T’es une loque, Morgan. » Aucune pitié dans son regard plongé dans le sien, elle ne s’y abaisse pas, non, se contente d’une constatation. Le café de prêt, elle le lui confie, avant de s’emparer de sa tasse à elle aussi.

Un instant, elle se permet de souffler, de ravaler son amertume. Elle l’imite, allume une cigarette qui trouve le chemin de ses lèvres, par mimétisme, par reproduction des gestes longtemps admirés. Quand, petite, elle courrait pieds nus dans la terre, criait et riait, alors que les adultes bavassaient, clope au bec, bien trop grands, bien trop mûrs, pour prendre garde à l’enfant qui aurait rêvé de prendre place à leur table. Se percher près d’eux, armée d’une cancéreuse, à enfin prendre part à leur vie. Mais aujourd’hui, cigarette aux doigts, bien plus adulte qu’elle ne le sera jamais, elle n’a toujours pas le droit à cette reconnaissance. Elle navigue dans un entre deux, porte leur nom, sans en avoir les droits. Ce n’est qu’une étiquette qu’on lui colle sur le front, sans aucune utilité, si ce n’est de lui rappeler ce qui lui est interdit. Ils l’oublient trop souvent, la petite sœur assise dans le coin où on l’a confiné. Mais elle, elle n’oublie rien, pense un peu trop, peut-être, entend plus qu’elle ne le devrait. Et se fait grignoter par ses angoisses. S’ils tombent, que lui restera-t-il ? « Je suis inquiète, ok ? Je peux ? Ou ça aussi, j’ai pas le droit, j’dois fermer ma gueule ? » Le venin sur la langue, elle le défie du regard, des braises ardents à la place du cœur, les doigts tremblants autour de sa tasse de café. Toujours, ils se placent comme défenseurs, font valoir leurs droits d’aînés, d’hommes. Elle n’est pas seule, ne le sera jamais, trouvera toujours une aile protectrice. Mais eux, qui en prend soin, s’ils ne la laissent pas même approcher ?

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A peine levé qu’elle le fatigue déjà. Elle le sent, dans le moindre de ses gestes, dans ses regards, sans pour autant éclipser l’amusement qui brille au creux de sa pupille. Il n’en prend pas ombrage, habitué à la franchise de sa sœur, sa manière de faire bien à elle, qui ne s’embarrasse pas de politesses superflues. Lorsqu’il l’invite à quitter la pièce d’une pression de la main, aucune question ne franchit le seuil de ses lèvres, pour une fois, elle préfère se taire et le suivre, loin des oreilles indiscrètes, de cette silhouette alanguie dans son lit. Pour mieux revenir à l’attaque une fois qu’il aura soufflé la prémices de son abdication. Là, échoué sur une vieille caisse en bois, à chercher des réponses dans les moutons de poussières et les balbutiements de l’ampoule. Ses remarques lui font claquer la langue, lever les yeux au ciel. Combien de fois le lui a-t-on répété ? Pour te protéger. Encore et toujours. A peine entamé, le refrain est déjà lassant. Et elle a beau se récrier, tenter d’exister par tous les moyens, ils ne l’entendent pas. « Mais c’est exactement l’effet que ça à Morgan. M’exclure. » Les conversations stoppées à son arrivée. Les regards lourds de culpabilité. Les silences qui suivent ses questions. Les yeux qu’on détourne. Les preuves compromettantes qu’on remballe. Elle n’a droit à rien, Ailish, se contente des restes, des miettes qu’on oublie, éparpillées sur le chemin de ses aînés, qu’elle ramasse pour reconstruire le puzzle de leurs lubies, enfin obtenir un semblant d’éclaircissement dans ces histoires obscures.

Mais cette fois-ci, il avoue, entre deux bouffées mortifères. On est dans la merde, Ailish. Dans la merde jusqu'au cou. Sur ses épaules courbées, il y a le poids de la culpabilité, le poids des manques et des fautes qu’il se reproche. De ce monde qu’il porte à bout de bras, par seule fraternité, une loyauté à toute épreuve qui finira bien par le tuer. Par tous les tuer. Il est de ceux qui lui paraissent le plus vulnérable. Ils ont tous cette fierté effarouchée, cette rage dans le regard, à ne jamais concéder un peu de terrain aux opposants. Mais Morgan sait laisser percer cette vulnérabilité, pour l’entrevoir entre deux grognements. Et ça fait d’autant plus mal, lorsqu’on devine cette douleur enfouie. Ce qu’elle préfère ignorer, pour l’heure, décidée à avoir des réponses, quand bien même il faudra piétiner quelques plates-bandes. « C’est très court ça, Morgan, ouais. » Noie pas le poisson. Essaie pas de contourner le problème. Ce serait trop facile. Elle la voit venir, la tentative de se défiler, de ne pas en dire plus.

Les yeux braqués dans les siens, elle ne lui accorde aucun répit, bien déterminée à lui extirper la vérité. Coincé entre deux feux, il n’a pas le droit à l’erreur. « C’est un peu des évidences qu’tu m’files, là, rien d’nouveau. » Sans pitié, elle pointe du doigt le maigre rapport qu’il lui fait. Enfin, toujours mieux que rien, hein ? Faut dire qu’on ne l’a guère habituée à lui donner plus. Elle ne devrait pas cracher dans la soupe de cette façon, plutôt apprécier les miettes qu’il dissémine à son attention. « Ouais, j’avais cru remarquer, qu’Nina avait disparu. » Ça lui fait rouler des yeux. C’est pas comme si j’vivais au manoir, hein ? Son absence est terriblement pesante. Il y a un vide qui s’est formé au sein de ce foyer, une brèche qu’on ne colmate pas si facilement. L’équilibre bancal qu’ils avaient fini par trouver, à s’amuser toutes trois des humeurs du maitre des lieux, s’est rompu lorsque Nina n’a plus donné signe de vie. Ne reste plus que Jane et Ailish à la table de la cuisine, assises là, à bavasser autour d’un café en fixant la chaise vide près d’elle. Et le pire, c’est de n’avoir aucune explication, seulement le visage de marbre de Cahal, ses silences ravageurs et ses mauvaises humeurs qui n’acceptent aucune consolation. Alors il faut passer au-dessus, chercher plus loin, gratter. « Puis bon, ça fait un moment que ça clash avec les Moran, nan ? » On les lui avait présentés comme une belle famille, lorsque Dione était au bras de Cahal, que les fiançailles s’échangeaient. Sans que personne ne soit dupe du manège, pas même Ailish à qui l’on bande sans cesse les yeux. Mais avant Nina, il y en a une autre qui a disparu ; manège sans fin, voué à se répéter pour piétiner les cœurs.

Et ça fait peur, hein, Ailish, ça fait peur de pas comprendre ? Parce qu’elle est là, seule contre tous à démêler les mensonges et les omissions pour espérer brosser un tableau fidèle de la situation. Autant affectée que les autres, mais petite souris à qui l’on n’accorde aucune attention, dont l’on oublie les grands yeux voraces. « C’est à cause d’eux qu’elle est plus là, Nina ? » Qu’est-ce qu’ils lui ont fait ? Les questions se bousculent sur ses lèvres, éclairent la réserve d’une incision éclatante. Dis-moi, Morgan, dis-moi. Parle-moi, toi, au moins. Cahal, comme dragon gardien des secrets, statue inébranlable. Lonàn, comme page vierge à l’innocence présumée. Aodh et ses sourires en coin, ses facéties pour attirer l’attention, sans jamais en dire trop, frisant l’insolence, toujours à deux doigts de franchir la limite. Et Morgan, Morgan et ses doutes, les épaules qui paraissent fortes, si fortes, mais qui n’appellent qu’au repos. Ce serait si facile, s’il parlait. S’il s’avouait vaincu. Rien que pour cette fois. « A cause d’Hera ? » Elle frappe dans le vide, à l'aveugle, sort le prénom naturellement, sans crainte, avec la banalité de l’habitude, comme si elle connaissait ces deux syllabes par cœur. Balancé avec insouciance, pour mieux observer les réactions, déceler les petites failles qui se glissent dans son cœur, ces milles et une fractures qui menacent d’avoir vraiment sa peau, de le faire voler en éclats brillants, mais terriblement tranchants. Les yeux curieux, qui ne demandent qu’à en savoir plus, dans toute l’innocence dans laquelle on la drape sans qu’elle n’ait à donner ne serait-ce que son avis.

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Elle attend. Elle attend, les yeux brillants, légèrement penchée en avant. Le regard plongé dans le sien, à la recherche de la moindre faille, la moindre prise dont elle pourrait s’emparer pour mieux s’agripper. Il a beau avoir un sursaut et détourner le regard à l’évocation du nom d’Hera, elle ne faiblit pas un instant, se contente de noter ce détail dans un coin de sa tête, prête à le ressortir au besoin. Il s’y cache quelque chose, et elle compte bien déterrer la vérité, plus tard, lorsqu’il lui laissera un peu de repos. Le silence qui grignote la distance entre eux a tout d’un intermède, de ceux qui permettent aux acteurs de théâtre de reprendre leur souffle pour mieux repartir. Et lorsqu’enfin il se met à parler, elle est pendue à ses lèvres, ne prend même plus la peine de porter sa cigarette à sa bouche, laisse la cendre grignoter la nicotine sans plus s’en préoccuper. Dione. « Bien sûr que j’me rappelle. » Ça fait des années, maintenant. Mais elle n’oublie pas, Ailish, n’oublie jamais, prend garde à se souvenir de chaque fait et geste de ses frères, dans l’espoir d’un jour démêler ce sac de nœud dans lequel ils se sont tous enfoncés jusqu’au cou. Et ce mariage sentait le coup fourré depuis le début. Morgan ne fait que le confirmer.

Dans ses yeux clairs, il lui semble revoir le film de ces années passés, des actes qui se sont déroulés sous le manteau, bien loin de ses yeux, là où elle ne pouvait surtout rien voir, surtout rien savoir. Parce qu’ils en ont décidé ainsi. Les mots s’échouent dans son esprit, font sens, et elle récolte tout ce qu’elle peut, les yeux curieux, à observer le faciès de son frère, à la recherche du moindre indices, comme s’il gardait encore quelque chose dans le revers de sa manche. Elle a appris à se méfier, avec les années, à ne jamais vraiment baisser sa garde. Ils ont beaux jouer les honnêtes, elle trouvera toujours une part de mensonge ou d’omission quelque part. Il en a toujours été ainsi, après tout. Elle encaisse sans mot dire, se fait droite et forte, malgré tout ce qu’elle apprend. Comme si elle ne s’étonnait pas. Le visage de marbre, elle attend, ronge son frein et macère en silence. Prend une nouvelle inspiration cancérigène, comme pour s’aider à mieux respirer, mieux réfléchir. Réarranger ses pensées pour mieux repartir au front. Ne pas lui laisse run instant de répit, si elle veut pouvoir remporter cette bataille. « Faire du mal à Cahal ? J’crois pas qu’y’a qu’lui qu’ça touche. Ça vous fait tous mal. Ça nous fait tous mal. » Elle s’inclue dedans sans ambages. Elle a beau être exclue des affaires familiales, Nina compte bien trop à ses yeux pour que son absence ne lui pèse pas. L’explication lui apporte seulement un semblant de réponse, de quoi se mettre sous la dent, du grain à moudre. On aurait pu croire que savoir la rassurerait. Mais elle ne fait que craindre un peu plus ce qui pourrait véritablement arriver à Nina.

Mais pour s’élever à la hauteur de ses frères, ce n’est pas ainsi qu’il faut fonctionner. Alors elle ne laisse rien paraitre. C’est ce qu’elle a appris, à force d’observer ses aînés dans l’espoir d’un jour les égaler. « Sur ce qu’il a fait ? Tuer quelqu’un ? Tuer sa fiancée ? » Malgré ce qu’elle en dit, l’idée lui retourne l’estomac. Cahal ne s’est pas seulement rendu coupable du meurtre d’un inconnu. Elle s’en serait relevé, de ça. S’en doute bien, qu’ils ont tué plus que de mesure. « J’suis pas conne, Morgan. Non, je connais pas les détails. Mais j’sais bien qu’vous avez les mains sales. » Après tout, ils lui ont bien avoué, le triste sort qui a échu à Jace. Droit dans les yeux, ils sont venus lui dire, de quelle manière ils avaient réglé son cas. Il est mort. Il est mort est c’est tant mieux. La carapace qu’elle se forge pour endurer leur tracas se fissure parfois, mais elle colmate les brèches comme elle le peut pour toujours relever le menton et braver leurs regards. Dans l’infime espoir d’un jour les rendre fier.

Aujourd’hui, ce sont les questions qui se bousculent sur ses lèvres, alors qu’elle tente de trouver un semblant de calme en inspirant, puis expirant, la fumée viciée. « Pourquoi maintenant ? Ça doit trainer depuis longtemps cette histoire, non ? » Ça fait des années maintenant, qu’elle est morte. Ils sortent les cadavres du placard, dépoussièrent les squelettes pour mieux les mettre en lumière. Et laisser l’apocalypse se déchainer. Les prochains actes seront décisifs. « Vous allez faire quelque chose ? Ou rester à attendre qu’elle vous la rende ? » La rendra-t-elle ? Ou Nina sera condamnée à suivre les traces de la fiancée précédente ? Elle n’a pas eu le temps de connaitre Dione, de s’y attacher. Et les paroles de Morgan la font passer pour une traitresse. Mais Nina, c’est une tout autre affaire. Elle y a trouvé la grande sœur qu’elle n’a jamais eu, une figure bien plus douce que les ombres viriles de ses frères. Ce ne sera pas assez, jamais assez pour combler le manque dévorant qu’ils ont creusé dans son âme, mais elle arrondit les angles comme elle peut, Nina. Ce pourquoi Ailish se réécrie encore plus, incapable d’imaginer ne jamais la revoir. « Et après ça, hein ? Qu’est-ce qui va se passer ? » Elle harcèle, se force à garder contenance. Relègue au second plan ses sentiments, prend une grande inspiration pour ne pas perdre toute l’assurance qui lui permet encore de rester droite face à lui. Peut-être que c’est ce qu’il attend. Qu’elle s’écroule et lâche l’affaire en se rendant qu’elle n’a pas les épaules pour porter ce genre de poids. Elle ne lui fera pas ce plaisir. « Vous allez vous venger à votre tour ? Et ainsi de suite ? » Ils s’engageront dans une spirale infernale, un monstre avide que seule la destruction de l’autre pourra satisfaire. N’en sortiront jamais sans en payer les pots cassés. C’est vraiment dans ce monde que tu veux vivre, Ailish ? Les craintes de ses frères à son encontre, elle les comprend. Mais elles ne font qu’attiser sa rage de vivre, cette envie irrépressible d’être des leurs. Quand bien mêmes ils s’en mordront tous les doigts, elle comprise. « Ou t’as pas le droit de m’dire, Cahal va se fâcher ? » Elle attise sans pitié, l’œil narquois, la lèvre retroussée. Le renvoie à cette obéissance qu’il témoigne sans cesse, à ployer l’échine et n’être finalement qu’un prolongement du bras de son aîné.

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