locked out of heaven (cahal)

Jane est là, partout, petite ombre discrète qui imprègne les murs du manoir, leur insuffle une vie discrète, mais bien indispensable. Une vie que pareille demeure mérite. Elle devrait grouiller d’enfants, de rires, des pas aussi percutants que timides, selon les caractères. Elle devrait bruire de murmures et de soupirs, trembler sous les portes claquées et verres entrechoqués. Elle invite aux parties de cache-cache sans fin, aux soirées endiablées. Elle est si grande qu’elle devrait accueillir la ville entière, se languir de la présence d’êtres vivants, soupirer après leur absence, comme une amante délaissée. C’est comme ça que tu la vois, cette demeure ancestrale. Son silence te brise le cœur. Tu aimerais l’entendre te murmurer ses secrets, teinter de joie ses murs, de mille couleurs leurs carreaux. A la place, tu guettes Jane, parce qu’elle est bien la seule à faire resplendir les lieux, à lui donner cette touche de vie pour laquelle tu te languis. Nina envolée, la maison dépérie.

La vérité, c’est qu’t’aurais bien aimé la peindre, cette maison, y insuffler ton grain de folie sur ces murs ternes, venir distiller un brin de chaos dans cette demeure trop bien rangée, monotone, avec des beautés surréalistes, de ces objets qu’on ne croiserait nulle part, sinon dans un musée. Comme une façon de désacraliser les lieux, de les baptiser à l’aune de ton désordre personnel. Et tu le sens, dans le regard de Jane, qu’elle rit silencieusement de te voir observer longuement un coin bien trop propre – soit, le manoir entier. Mais t’as jamais osé franchir cette limite, de poser ta patte sur une maison qui n’est pas la tienne, surtout pas lorsqu’on connait le propriétaire des lieux aussi bien que tu le connais.

Tout aussi fraternel soit-il, Cahal a son petit caractère. Te laisser investir une des chambres est déjà un présent que tu n’es pas toujours sûre de mériter, toujours à deux doigts de t’envoler, de peur de déranger, alors que tu n’aspires qu’à semer ton petit grain de chaos dans ces pièces vides qui s’enchainent à l’infini. Tu as encore une once de respect pour l’aîné qu’il est, et toute la place qu’il a prise dans ta vie t’impose quelques concessions. Déranger quelques meubles pour faire de la place, mais sûrement pas abimer le reste de la pièce par tes lubies de tout customiser.

Tu valses en tête à tête avec toi-même, entre tes pinceaux et ta toile, au rythme de la musique diffusée par ton téléphone, lancé sur une playlist aléatoire qui te réserve des surprises à chaque tournant. Perdue entre tes teintes et demi-teintes, t’as l’œil toujours attiré, qui suit la moindre courbe de tracée, les plus infimes pigments déposés sur cette page blanche. Tu t’es appropriée les lieux sans grande crainte, les as investi de ta présence, comme chez toi, à libérer l’espace qu’il te faut pour te mouvoir et déposer ton barda. T’en oublies tes obligations, le soleil qui a passé son point culminant, qui ne fait plus que tomber, lentement et sûrement, les tables de jeux et les lumières du casino qui t’appelleront ce soir. Branchée sur un seul canal, il ne te renvoie plus que ton petit monde et te coupe de l’extérieur.

Les pas dans le couloir ne te parviennent pas, ne sont qu’un écho des mélodies sur lesquelles tu t’agites, tes pieds nus battant un rythme qui t’es propre sur le sol du manoir vénérable. Ce n’est qu’en croisant le bleu de ses yeux que tu te figes, soudain bien conscience de sa présence, envahissante, qui grimpe presque aux murs, t’encercle, te pique de la peine inscrite sur ses traits fatigués. Une demi-douzaine de sentences te vient à l’esprit, mais tu les réprimes, avec la certitude que la majorité ne seraient guère bien accueillies. « Jane m’a dit que c’était le salon le moins utilisé. » Le haussement d’épaules fait passer la piètre excuse – qui n’en est pas vraiment une, finalement – mais sous ses yeux froids, ton premier réflexe tient de la défensive derrière laquelle tu te réfugies, même si tes actes n’ont rien de réprimandables. Tu as veillé à ne surtout salir ni le parquet, ni les meubles. La tête en l’air, tu préférerais mille fois peindre le plafond, y imposer un ciel clair, pour que Cahal sorte le nez de ses idées noires.

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c'est étrange.
l'oiseau s'accroche aux tapisseries du manoir, fait vibrer les tableaux de ses serres plantées dans le bois. il use les murs à force d'y faire frotter son bec trop lourd. il trace sur le parquet les rugueuses marques de ses passages incessants, de ses allées et venues dans le noir. il devient ce fantôme après lequel il a couru. mcgrath prend l'oppressante apparence de ces morts que l'on redoute dans les angles de couloirs.
mais c'est étrange.
c'est étrange car un rempart est tombé sous son sternum. celui qui le maintenait encore humain. celui qui laisse à présent s'écouler dans sa poitrine le flot immonde d'une liberté forcée qu'on lui a collé dans le fond de la gorge. et le goût qui se répand sur sa langue n'est pas celui du soufre, ni de la poussière ; c'est le succulent arôme de l'hémoglobine bouillante et des chaînes brisées.
alors c'est étrange car entre ses côtes se chassent la douleur et le soulagement. et lorsqu'ils s'enlacent, les ailes de l'irlandais semblent moins pesantes.

et dans le sillage de ses rondes passées, cahal revient, inlassable, dans un des salons qui ornent ponctuellement le manoir. avant même que la lumière ne brûle ses rétines, frappent contre ses tympans les mélodies étonnantes et décalées de la voix légère d'une presque semblable.
l'homme passe le pas de la porte et les chants s'interrompent. la gamine lève des yeux coupables et le pinceau fébrile se met à peindre l'air de ses trémulations incertaines. cahal baisse les yeux sur le parquet encore vierge et les orteils nus de ailish qui semblent quémander la protection de la terre, l'alcôve tiède du tissu. jane t'a dit, aussi, que le tapis sur lequel tu te tiens coûte bien plus cher que la croûte sur laquelle tu passes tes humeurs adolescentes ? les rétines marines déversent leur océan d'amère ironie sur celles plus douces, plus palpables. la jeune n'a pour défaut que d'être là lorsque la nuit se déplace et emporte avec elle toute la chaleur des murs.

il se détourne et rejoint la table basse, attrape l'une des innombrables boîtes d'allumettes qui traînent dans les différentes pièces ; vestiges d'un instant passé à écouter le silence et observer le vide.
alors le sulfure craque contre le papier de verre et les braises dansent à présent entre ses lippes. brumeux et les effluves de tabac pour habits, mcgrath se poste derrière sa soeur et laisse sa conscience critique glisser sur la toile à peine entamée. il ravale ses abjects commentaires et tait son arrogance. il n'a d'appétence que pour l'art qui rapporte, l'art qui se montre et fait luire les billets centre les tapisseries. cahal est un monstre au coeur anesthésié qui ne frissonne pas devant un tableau, ne tremble pas au pied d'une sculpture. la sensibilité n'a jamais existé.
une main enfouie dans la poche et l'autre pendue à la cancéreuse, mcgrath fait résonner son silence dans le dos de l'irlandaise. oppressant, il se plaît à l'observer. à garder entre ses serres, les seules âmes qu'on ne pourra lui retirer.

Il fige l’instant de sa seule présence, suspend la grande horloge du temps sans lui permettre de respirer pour autant. La musique demeure, ne s’interrompt pas sous une impulsion divine, les berce tous les deux alors qu’il s’avance dans la pièce, en bon maître des lieux qui s’enquiert de l’état de sa demeure, en inspecte les moindres recoins. Ses yeux sont partout, sur elle, sur les meubles, sur sa toile, détaille le moindre élément de la pièce, pour trouver quelque chose à redire, un truc à critiquer. Elle ne s’étonne pas quand la sentence tombe, esquisse même un sourire amusé, sans trop s’en faire de se voir traiter d’adolescente. N’est-ce pas ainsi qu’il l’a toujours vu, qu’ils l’ont toujours vu ? Condamnée à cette existence, où l’on ne la regarde jamais que de haut. Devant Cahal, elle n’a plus la foi de se débattre et de contredire, se contente de hausser les yeux au ciel, dépassée par cette remarque constante. A quoi bon gémir et ruer dans les brancards, sinon pour appuyer prétentions sur sa maturité. Elle ne sera jamais qu’une enfant à ses yeux, isolée de l’autre côté du fossé que leur âge et leur genre ont fini par creuser entre eux.

Elle ne tarde pas à décrocher son regard de la silhouette de ce frère qui va et vient, fait craquer une allumette, allume la cancéreuse au bout de ses lèvres pour mieux revenir vers elle, se placer là, dans son dos, le regard juste au-dessus de son épaule pour mieux juger de ses facéties d’adolescente. Et elle, elle ne bouge pas, préfère retourner à sa toile d’un haussement d’épaules. « Eh, regarde pas ça comme ça là, ça va c’est qu’le début, normal qu’ce soit moche. » Elle a le besoin irrépressible de s’expliquer, de se trouver des excuses, soudain gauche sous ses prunelles impitoyables. Elle en ressent toute l’ampleur du jugement, les lèvres pincées, ne supporte pas ce regard dans son dos, au-dessus de son épaule. Et pourtant, elle ne se démonte pas, refuse de s’aplatir devant Cahal malgré les serres menaçantes qu’il déploie autour d’elle, qui rampent sur ses épaules pour mieux asseoir leur emprise. Une autre aurait pu être saisie de pudeur, soudain remballer ses clics et ses clacs, pour mieux fuir et se soustraire à son regard. Mais elle, elle s’enhardit, portée par son regard, et le désir chatouilleux de justement se surpasser, quand bien même il n’a jamais eu aucune appétence pour son travail et ne saura l’apprécier. Il ne comprend pas, ne comprendre jamais.

Alors autant ne pas prendre garde à son regard scrutateur pour mieux continuer son œuvre, aussi alambiquée soit-elle. Elle n’interrompt pas ses coups de pinceaux malgré sa présence alourdie dans son dos, n’y prête guère attention, continue de parler, y trouve une distraction comme une autre. Les couleurs s’entremêlent sous ses doigts, nient les lois de la physique pour former un dessin qu’elle est la seule à discerner, à comprendre. Mais il est là, impossible à ignorer, trop près, empli de jugement, et pourtant si nonchalant. « Est-ce qu’il y a un seul truc dans c’te baraque qui ne vaut pas les yeux de la tête ? » interroge-t-elle en se retournant vers lui, sourcil haussé, pinceau levé, prête à lui barbouiller la face de couleurs s’il n’a pas l’amabilité de lui laisser un peu d’espace vital plutôt que d’empiéter et de s’imposer dans son dos. « Pousse-toi un peu là, j’vais finir par te foutre le pinceau dans l’nez. » Elle menace sans aucune crainte, ne se démonte pas, jamais. Il est terriblement oppressant, sûrement sans même se rendre compte de son attitude qui, somme toute, en est devenue naturelle. Toujours là, d’une présence pressante, à envahir les murs de son manoir, même à quelques kilomètres de sa demeure. Son ombre plane en tout temps et il lui semble que jamais elle n’a vécu autrement que sous le couvert de cette aile démesurée.

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