“
Shut up, McGrath.” Avec le poids du silence, la confrontation se fait vite douloureuse. Comme un étau, une affreuse machine de torture, l’émoi la prend à la gorge, enserre le frêle cou, l’étrangle. De cette étreinte naît la honte, viscérale cascade amère à la puanteur nouvelle, prémices d’une étrange sensation, celle d’une première humiliation. Afin de masquer le déshonneur, Sin s’entour d’ombre, s’enfuit dans les recoins du bureau aux nuages cancéreux. Loin des poignards de son regard et de l’inquisition d’un face à face strident. Loin de la menace de ses yeux et de la perversion qu’elle y trouve. Loin de l’azur gelé qui coagule son hémoglobine, fait tressauter son cœur, la consume à petit feu comme la clope dans son bec. Encadrée par la grande bibliothèque, ne lui offrant que la croupe pour diversion, elle s’adonne à ce méprisable cache-misère qu’est celui de lui tourner le dos.
Dans le confort de son aveuglement, perchée sur les seules armes qui lui restent, la divine cocue prend possession de la pièce en en martelant le plancher. Tambour des talons, fanfare de la colère. Les imaginaires s’emparent de la scène pour en faire un cirque, et sans offrir un regard au maître, la lionne digère sa fièvre dans d’inlassables tours de piste.
L’index qui se fait délicat sur la couverture de quelques encyclopédies. Une caresse, fausse tendresse. Prise par le souvenir d’un énième ébat contre les reliures des livres académiques, Sin s’immobilise un instant. Contre le velouté de ses reins, des entailles cuisantes laissées par le bois de l’étagère. Cette réminiscence déchire les cicatrices et abreuve l’hémorragie. L’ampleur du ressentiment qui l’habite alors est décrite par les insultes qui restent étouffés dans sa trachée malmenée. Futiles sont les mots lorsque la fureur est explosive.
Dans ses entrailles, la bataille fait déjà rage. Remord, courroux et amertume font face à l’immense et détestable réalisation de son inédite faiblesse. Incapable de faire face à sa propre naïveté reflétée dans les globes d’un tortionnaire expert, elle s’est retournée. Ayant rendu sa porcelaine invisible pour l’oiseau, elle aimerait lui faire croire qu’elle n’a pas perdu pied. “
Do you really think I’d come in here just to hear you whine?” Les syllabes qui sont des armes lorsqu’elles n’ont que peu de sens, les dialogues comme des couteaux, l’organisation d’un argumentaire pour lui asséner les coups que, parfois, elle lui inflige de ses poings ornés. Il semble encore se pavaner, malgré le verdict, malgré ses mensonges, et lorsqu’elle le voit se considérer roi, la souveraine fulmine. Aucun autre désir ne l’a jamais autant saisie que celui de le faire enfin tomber.
Enfant, en mémorisant les stratégies adéquates, elle pouvait maîtriser les quadrillages des échiquiers de bien plus expérimentés. Délicieuses étaient les victoires, mais si peu satisfaisantes. Et à l’instar des vampires aux crocs écarlates, la môme précoce en avait voulu davantage. Sentant l’ombre de l’ennemi dans son dos, Sin aimerait pouvoir le mordre pour lui faire mal.
Pourtant, la violence lui manque et le venin se fait attendre. Paralysée par la honte, elle se fait encore sage. Petite victoire qu’elle ignore, puisque son appétit à lui se rassasie des cris qu’elle lui refuse.
Les yeux rivés sur la bibliothèque et ses bibelots, elle pousse une délicate orfèvrerie du plat de la main. Dans le silence de leur conversation, l’objet explose au sol dans un odieux hurlement. L’exploratrice continue sa conquête sanglante, écrase les miettes précieuses de ses hauts talons en avançant vers la statuette suivante. Ainsi la voilà qui parcourt l’étagère, sacrifiant récompenses, souvenirs, bijoux et cadeaux, nourrissant d’échardes le plancher verni. Une à une, tombent les pièces sur l’échiquier où elle lui déclare la guerre. Des pions assassinés pour se rapprocher de la tête, du chef, de l’homme. Un roi à décapiter. Des soldats éventrés pour lui redonner confiance. Chaque meurtre est une délivrance.
Assurée à nouveau, elle pense. Prête à s’adonner à la réelle bataille, loin des petits attentats en noir et blanc. Désireuse de quitter le bureau victorieuse, son crâne sous le bras, offrant un épilogue net à leur faux roman.
A l’extrémité de la bibliothèque, elle s’arrête et lui fait face. La vipère sort les crocs, s’embrase doucement. La fureur fait trembler le carmin de ses lèvres, elle ne retient plus ses mots. “
And here I thought girls still wanted to marry successful men. I hope she won’t be too disappointed by your latest failure.” Comme si l’un et l’autre accordait encore de l’importance à l’issu du procès. Comme s’ils avaient voulu aborder le sujet. Comme si prétendre s’en foutre allait le convaincre. Comme si elle pouvait oublier.
L’écho des mots secrets dans un couloir. La révélation du pêché, pire que celui de l’adultère. La gueule d’un inconnu qui s’agite sur des félicitations incompréhensibles. La flèche, la lance, la lame, brûlante et improbable blessure, nouvelles émotions. Elle aurait aimé ne pas entendre mais s’était faite témoin de l’entière vérité. Elle aurait aimé ne pas tressailler mais son corps entier lui avait fait défaut. D’un battement de cœur raté au brutal spasme de ses organes, l’enveloppe s’était effondrée. Le blanc des os était apparu.
Sin dénudée, humiliation publique au spectacle auquel il était le seul à assister. Les yeux qui s’étaient accrochés. Les méninges qui avaient assimilé. Désormais, ils savaient.
La grande disparue, évadée derrière une porte, le mobile à l’oreille, les voyelles frémissantes. Dans un éclat de rage, elle avait ordonné. “
Do what I told you about juror number 4. Be quick, we’re going back in in 20 minutes.”
Certaine qu’une simple vengeance bien orchestrée aurait pu l’arracher à cette anesthésie de l’esprit, réalisant avec effroi que même l’écrasante victoire n’arrangerait rien.
Dépouillée, souillée, violée.
Glaciale Sin dans les enfers bouillants de son ébranlement.
(c) calaveras. & MISERUNT