take off (aodh)

Le Red Lion est assourdissant. Le roulement des billes, les clameurs des gains, les cartes abattues, les rires et les pleurs. Une odeur entêtante imprègne les lieux, une odeur qui sonne comme celle de la fin et du désespoir au nez d’Ailish. Elle a suffisamment côtoyé le casino pour en connaître les travers. Malgré les sourires de façade, les belles parures et les airs assurés, il y a un océan de malaise et de doutes dans chaque esprit. Il n’y a que les fous pour être sereins aux tables de jeux. Il suffit d’apprendre à les connaître, ces gens qui gravitent autour du risque des différentes parties, pour savoir qu’en faire, comment exciter leur envie de jouer, les pousser à miser plus, toujours plus. Ils sont là pour gagner, s’afficher aux yeux du monde, faire valoir leur puissance. Mais toi, Ailish, tu es seulement là pour tous les faire tomber.

Les cartes tombent, les jetons s’empilent, changent de mains. Et elle, elle ne fait qu’observer, ordonne et reprend la partie. Un ballet sans fin, qu’elle répète chaque soir et finit bien par le connaitre par cœur, sur le bout des doigts, le bout de la langue, ne manque jamais une action. Elle fait les comptes à toute vitesse, évalue chaque pile colorée, identifie les têtes gagnantes, les bons joueurs et les chanceux. Flatte, toujours souriante, sans jamais se départir de ce qui inspire confiance en elle. Ses doigts s’abattent, frémissent à chaque nouvelle partie, et elle frissonne presque autant que ceux qui misent autour d’elle. Si jamais elle ne perd le compte des gains, les parties s’enchainent sans qu’elle ne les voie vraiment passer.

Quand enfin les lieux commencent à se vider, elle est épuisée, ne pense plus qu’à son lit, salue le reste du personnel avant de se glisser dans les coulisses du casino pour récupérer ses effets. Sac à l’épaule, manteau sous le bras, elle sort déjà une cigarette pour divertir son trajet du retour, avant que ses yeux n’accrochent une silhouette bien connue, s’éloignant d’un pas vif dans le couloir. Trop curieuse – un de ses innombrables défauts – elle pousse la porte qui vient d’être refermée, égare ses yeux sur les innombrables papiers qui jonchent la table. Sûrement pas des fiches de comptes ou de paie, pas lorsque l’on connait Aodh. Sans réfléchir une seconde de plus, elle s’immisce dans la pièce, referme derrière elle, abandonne ses affaires sur une chaise et se penche sur les affaires ô combien secrètes de son frère. « Eh beh, Dhàdhàn… » Murmure d’elle-même pour elle-même, elle s’amuse en feuilletant les pages. Ses yeux parcourent chaque ligne, emmagasinent les informations, comme elle compterait des jetons, observerait des joueurs, connaitrait les cartes à jouer. L’esprit preste et agile, rompu à l’exercice de mémorisation, elle prête attention au moindre détail, n’en perd pas une miette. Elle connait assez Aodh pour savoir qu’une fois revenu, il aura tôt fait de lui ôter des mains ses précieuses informations, pour le simple bon plaisir de faire valoir son droit d’aîné et d’homme, ce simple droit de savoir.

Un grincement de porte. Elle jette un coup d’œil par-dessus son épaule, découvre Aodh dans l’encadrure de la porte, lui adresse un sourire, sourire qui respire la fausse innocence, et ne le trompera pas. Ce n’est pas le but. « Me r’garde pas comme ça. Si tu voulais vraiment pas qu’je lise, t’aurais fermé cette pièce à clé. » Il a toujours eu l’art de la narguer, Aodh, de lui faire savoir qu’il savait, lui, que les choses inaccessibles à sa sœur lui étaient bien connus. Donner quelques informations éparses, nager dans les sous-entendus, pour le seul plaisir de la voir enrager, taper du pied, ramener à l’état de gamine dans laquelle on la cantonne. Il aime bien trop la voir comme une enfant, et elle a beau s’évertuer à se grandir, il ne voit rien d’autre chez elle. Il est le premier à titiller la rage qui gronde dans son ventre, et pourtant, il trouve encore le moyen de ne pas être satisfait de son sort, sous les yeux revêches d’Ailish. Elle ne ressent aucune pointe de culpabilité à se trouver là, le nez dans ses affaires. Bien au contraire. « Bon alors, ça va t’faire gagner combien ce coup-là ? » elle s’enquiert, la lèvre narquoise en laissant ses doigts courir sur l’encre imprimées des feuilles, pure provocation infantile avant qu’on ne les lui arrache des mains.

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