the devil you know

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La poussière en abondance, le silence omniprésent. Seulement dérangé par les cris de son ventre affamé. Le corps a la peine et le sourire creusé, la môme a faim. De ses jeunes années, pas un souvenir qui ne soit pas marqué par elle. Le ventre se tord et supplie pour sa pitance, rien ne vient. Gamine des bidonvilles, elle respire misère et pitié. La main de sa soeur se glisse dans la sienne, le chemin de l’école se fait la gorge nouée. Ici, un gamin qu’on enlève, là une femme qu’on frappe sans retenue. La violence au coin de chaque rue. Rosa a le teint blafard des gamines affamées, fleur sans éclat vouée à flétrir avant d’avoir éclose. Ses parents deviennent secrets. Les mines se font sinistres et la honte tombe sur les épaules du paternel. Pour un temps, seulement. Rosa ne s’explique pas ces masques qui ont gommé leurs sourires, jusqu’à ce qu’elle rentre un soir, la table garnie de mets qu’elle n’avait jusqu’à présent que rêvé. Elle ne pose pas de question, gamine peu concernée par les afflictions des adultes. Les regards de pitié se soustraient à ceux de la crainte. Le nom se prononce avec respect. Quelque chose a changé.

Le loup est entré dans la bergerie. Les poings en sang, la mine décharnée. Il se hisse sur ses coudes et rampe, maladroit, presque mort. La gamine l’observe sans vraiment comprendre. Elle ne reconnaît pas ce père qui assène des coups, cet homme à ses pieds qui n’a plus la force de les esquiver. Le petit théâtre qui se joue devant elle a un scénario bien macabre. Rosa ne bouge pas, incapable de s’en détacher. Son père n’a pour elle qu’un recule craché entre deux jurons. La gamine s’exécute, les pieds s’actionnent à reculons. De sa poche, il sort un couteau, le place contre l’intru, là où la gamine ne peut voir. Elle entend le cri déchirer l’atmosphère. Elle frémit face au silence qui s’en suit. Son père a la respiration saccadée, la sueur qui se mêle à la crasse. Il laisse retomber le corps inerte dans un bruit sourd. Niña qu’il murmure simplement, main tendue. Elle hésite, craintive. Il se dresse face à elle, seule silhouette familière au milieu du chaos. La peur ne dure qu’un instant, avant qu’elle cherche le réconfort de ses bras. Ses paupières se ferment, les souvenirs l’assaillent. Elle revoit le visage de sa mère, traînée au dehors, battue jusqu’à ce que la mort ne mette fin au calvaire. Sa soeur qu’on arrache à ses bras, qu’on emmène au loin. Qu’on ne reverra pas. Son palpitant s’emballe, les larmes coulent contre sa peau, viennent terminer leur course contre la nuque du père qu’elle ne veut plus lâcher. C’est fini, qu’il murmure. Elle n’en croit pas un mot. Sa torpeur dure des semaines, durant lesquelles son père la laisse au soin de femmes qui lui conseillent de se ressaisir. Son histoire fait écho à toutes les autres. Les morts ne se relèveront pas. Les absents ne reviendront plus. L’injustice lui saute au visage, la colère supplante la peur. Un matin, son père revient. On l’appelle ailleurs, elle suit. Après tout, elle n’a plus que lui.

Il a le souffle chaud et la poigne solide. L’air qu’il expire se perd contre sa nuque, sa respiration légère est celle du juste qui dort sur ses deux oreilles. Son bras l’entoure et la maintient contre lui. Proche, trop. Ils sont les parfaits contraires. Aodh, assoupi l’âme légère. Rosa, les yeux fixes, le regard rivé sur le plafond. Immobile, cherchant à disparaître dans les plis des draps. Le bras contre lequel il repose s’ankylose dangereusement. De sa main libre, elle retire ce bras qui la ceinture. Il grogne, dérangé dans son sommeil, et se retourne sur lui-même. Dégagée, elle pose une jambe au sol, puis la seconde. Ses vêtements sont dispersés dans la pièce, enfilés à la hâte. Un regard en arrière. L’erreur à ne pas commettre. Le frisson qui naît dans le creux de son dos et meurt dans sa nuque lui donne la chair de poule. Une seconde, dix peut-être. Elle reste là, à l’observer. Se surprend à détailler ses lèvres, à revivre les souvenirs d’une soirée à les posséder. La réalité la ramène à elle. Son nom qui revient en mémoire. Elle et lui sont nés sous la mauvaise étoile. On ne l’y reprendra plus.
Sa main se glisse dans celle de l’irlandais sans qu’un regard ne lui soit accordé. Il est là, simplement. Présence nécessaire dans ces temps de deuil. La foule s’est dispersée sitôt la cérémonie achevée. Le cercueil est là, à vos pieds. Poignées de terre, fleurs coupées jetées sur le panneau de bois, comme le veut l’usage. Papá n’est plus. Son orpheline sent la solitude s’abattre sur ses épaules. Le palpitant s’écrase sous cette pensée lugubre. Ses doigts se resserrent contre ceux qu’elle emprisonne et qu’elle n’entend pas lâcher. Il est son lien avec le réel, seul capable de lire entre les lignes. Derrière ce visage fermé, il sait la douleur qui l’étreint. Il a le bon goût de se taire et se contenter d’être là. Présence rassurante au milieu des tombes. La colombienne laisse flotter le silence. Se perd dans la contemplation du trou où son père passera l’éternité. Il voulait rentrer qu’elle lâche dans un murmure. L’accent n’est plus aussi chantant que d’ordinaire. Quelque chose se brise dans sa voix. La culpabilité d’avoir failli à la dernière volonté du patriarche, peut-être. Égoïste, incapable de le laisser partir. Sa dépouille gardée loin de celle de sa mère, cette tombe qu’elle veut garder près d’elle. Narcisse dans ses oeuvres, seulement préoccupée par sa pauvre personne. L’âme noire de refuser aux morts l’union que la vie leur a refusé.

Ca s’agite, le verbe haut, la colère éclatante. Un mélange d’anglais et d’espagnol, des jurons crachés dans toutes les langues. Les poings qui se serrent, la rage qui bouillonne. La guerre couve. D’autorité, la colombienne lève une main. Le silence se fait. Les mines sont pétries de hargne, prêtes au combat. Rien n’est décidé, pas un mot d’acté. En sous-texte, pourtant, tout est clair. Cahal McGrath doit mourir. L’accord ténu entre leurs deux familles a été souillé trop de fois. La fierté colombienne ne tolère plus l’arrogance irlandaise. Qu’il crève à sa droite, le terme est lâché. Repris comme un hymne par le reste de l’assemblée. Quelques échos plus tard, l’ordre revient. Les regards pèsent sur Rosa comme autant de questions en suspens. Chacun de ses gestes est scruté. On attend la réponse. On teste les réactions. Nul n'ignore que tous les irlandais n'attisent pas son mépris. Et s'il n’est pas là ce soir, c'est qu'il n’a rien à y faire. Tout Aodh qu’il soit, il reste un McGrath. Le cœur souillé au whisky et au bon sentiment. Ce frangin qu’il aurait toutes les raisons de voir mort, et qu’il ose à peine défier ouvertement. Rosa sait, elle, le poison qui noircit le cœur de l'aîné. Elle sait aussi que dans sa quête du pouvoir, il cherchera à les faire tous tomber. Orgueil de la gamine qui n'a plus rien à perdre, de celle qui refuse de laisser perdre l'héritage paternel. Ses avant-bras se posent sur la table. Mains liés. Ses cheveux descendent en cascade alors qu'elle se penche vers les siens, en confidence. Sí. Bientôt. Sa promesse arrache quelques sourires. Et une interrogation qui perce au milieu des murmures. Et ses frères ? Le sous-entendu brûle les lèvres. Tous, en vérité, n'ont qu'un nom en tête. J'en fais mon affaire.