Melancholy were the sounds on a winter's night ♢ Thea

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I. Elle s’entêtait la gamine. La chaleur poisseuse de l’été leur collait à la peau. Les Hamilton s’étaient réunis comme chaque année pour leur traditionnelle réunion familiale. La vaste demeure familiale, surplombant la baie, se remplissait des babillages enfantins et des tintements de vaisselle. Elle s’entêtait. Vilain petit canard qui refusait de porter la robe couleur coquelicot choisie soigneusement pour l’occasion. Se démarquer. Ne pas ressembler à sa sœur. Sa manie était malheureusement bien connue de tous et l’agacement devançait la surprise. Pourtant tout lui était cédé. Elle se faisait câline et docile sous le regard indulgent de son père. Exigeante et féroce sous les reproches de sa mère. Le regard espiègle, le sourire malicieux se dessinant sur ses lèvres, elle était enfin satisfaite et pouvait rejoindre ses cousins.

II. Avait-elle eu le choix ? Tout portait à croire que oui mais ce n’était pas ce qu’elle ressentait. Ses pas s’étaient portés là où on les avait guidés. Comme si tout était déjà écrit. Quelle possibilité s’offrait vraiment à elle ? A quel moment son libre arbitre devenait seul et véritable juge de sa destinée ? Elle ne saurait le dire. Assommante. Sa vie prenait cette couleur insipide et terne qui la désolait tant. La monotonie des journées l’écrasait. C’est alors qu’elle fit tout voler en éclat. Ses études de droit furent repoussées d’un revers de la main au grand dam de ses parents. Cette tranquillité étudiante fut fracassée à même le sol. Ce n’était pas la vie qu’elle voulait. Inconstante et fragile. Elle échappa aux griffes de la matriarche quelques temps. Les mois filèrent, la liberté ainsi dérobée se fit incandescente. Découverte d’un nouveau continent. Une nouvelle identité temporaire. Amoureuse de la lumière qui tombait sur les vignobles. Elle se fit bohème. Les esquisses prenaient vie sous ses doigts. Puis elle revint par elle-même à la raison. Elle troqua de nouveau ses jeans trop amples tachés de peinture pour la fluidité de robes estivales bien américaines. Les Hamilton l’attendaient patiemment. Comme le berger qui attend avec bienveillance la brebis galeuse.

III Le silence se fait pesant. Thea sent son corps s’enfoncer dans le fauteuil comme s’il pouvait l’avaler. La faire disparaître. Le malaise ambiant est palpable. Elle sent son sang affluer vers son cerveau. Une veine palpite fortement contre sa tempe, lui causant une nouvelle douleur. Ses yeux s’accrochent à ceux de ses parents qui lui font face. Le temps semble s’être figé. La déception se dessine sur le visage de son père. Je suis désolée, aurait-elle voulu dire. Mais à la place ses lèvres restent closes. Elle ne s’excusera pas. Elle se battra. Jusqu’à son dernier souffle lui semble-t-il. Le bras de fer qui se prépare la glace. Ce n’est plus une enfant, elle le voit bien dans le regard de sa mère. Elle est une déception. « J’ai pris ma décision. Je ne me marierai pas avec lui. C’est irrévocable. ». Elle s’accroche comme elle peut à ses derniers mots pour garder une certaine constance. Elle ne l’aime pas. Pourtant la gifle la surprend. Ses yeux se lèvent vers sa mère qui la domine, la contrariété déformant l’ensemble de ses traits. Elle ne comprend pas. Elle ne comprendra jamais. Irrévocable. Elle pensait faire plaisir à ses parents. Comme si tout allait de soi. Comme si cela lui suffirait. Elle s’en contenterait s’était-elle dit. Résignée. Ils venaient tous deux du même monde, côtoyaient les mêmes cercles d’amis. Aux premiers baisers, elle sut que quelque chose clochait. Elle ne ressentait rien. Comme si son corps s’y refusait. La déconvenue fit place à l’angoisse. Elle ne pourrait feindre. Elle ne pouvait se laisser si aisément enfermer dans une cage dorée. Ce n’était pas la vie qu’elle souhaitait.

IV. Sa main frôle sa joue avec douceur. A son contact elle sent ses joues s’empourprer. Un petit rire lui échappe. Il l’attire contre lui. Ses doigts s’attachent à sa veste en jean et glissent sur le coton blanc de son t-shirt. Elle sent son corps se tendre contre le sien. Athlétique. Vigoureux. Ses lèvres la brûlent. Elle n’ose lever les yeux. De peur de croiser son regard et de s’y perdre à jamais. Il sent sa faiblesse, se fait patient et doux. Il finit par lui glisser quelques mots à l’oreille, lui soutirant un nouvel éclat de rire. Il ne s’en lasse pas. Elle est si belle. Si rafraîchissante. Il l’entoure de ses bras. Elle sent son cœur battre fort. C’est presque douloureux. La proximité est telle qu’elle ressent ses propres battements résonner dans chaque parcelle de son corps. Elle enfouit son visage au creux de son cou. Le bout de son nez vient chatouiller sa clavicule. Elle se sent si légère. En osmose parfaite avec lui. Lentement, leurs regards se croisent. Elle frissonne. Elle ne peut se détacher de ses grands yeux bleus. Plongée dans cette éternité couleur azur qui lui sourit. Rien ne pourrait lui arriver dans ses bras. Personne ne peut les atteindre. Alors elle sait. Elle le ressent enfin. Ce désir de tout avoir. De tout posséder. Chaque parcelle de son corps. Chaque rire qui sort de cette bouche doit lui appartenir. Elle le veut tout entier. Pour elle. Son corps s’embrase à son contact. Chaque instant éloigné de lui n’est plus que souffrance. Elle ne désire plus que ses baisers sur son corps. Elle sait enfin ce que c’est d’aimer quelqu’un et d’accepter de lui appartenir toute entière.


V. « J’ai encore une affaire à régler. J’espère ne pas être trop long. N’oublie pas de sortir une bouteille de vin. » Ses derniers mots étaient d’une banalité mais elle ne cesse de les ressasser. Elle l’a attendu. De longues heures. Le temps écoulé lui parait une éternité. Jusqu’à cet appel. Douce fatalité qui reprend son dû. L’inquiétude ne la saisit à la gorge que lorsque minuit passa. Elle ne cesse de vérifier ses messages, de l’appeler. Tentative après tentative, minute après minute, la peur s’insinue en elle. Cette sensation désagréable qui colle à la peau et ne veut plus nous quitter. Comme si son cœur a un raté. Toutes ses pensées convergent dans la même direction : la plus dramatique. Se ressaisir. Evaluer les probabilités qu’un fait extérieur ait pu le retarder. Lui préférer d’autres scénarios, moins agréables mais pourtant moins tragiques. Revenir sur ses premiers soupçons. Les enfumer avec une cigarette. Fouiller dans ses affaires. Qui pouvait-elle joindre ? Finir par s’effondrer à même le sol. Pathétique. C’était sans espoir. Elle pensait le connaître mais ne sait même pas qui joindre. Paranoïa. C’est alors que son téléphone sonne. De longues minutes. Elle décroche. Ses doigts tremblent et s’accrochent à tout ce qu’elle trouve. Son cœur semble se déchirer. Une douleur qui ne peut se décrire par les mots. Sa vue se brouille tandis que ses genoux percutent le parquet du salon. Un bruit mat. Elle hurle. Elle hurle à l’intérieur d’elle-même. Elle ne sut jamais si le moindre bruit sortit de sa bouche à ce moment. Son corps entier la fait souffrir. Combien de temps s’est écoulé, elle ne saurait pas le dire. L’instant d’après elle y est. A l’endroit fatidique. Droite, le visage fermé, dur, les poings serrés. Personne ne peut la transpercer. Impénétrable. Indéchiffrable. Chaque pas la rapprochant de son funeste destin est un fardeau. Elle sent les regards sur elle. Elle n’entend qu’à peine les mots qui sont prononcés à son encontre. Ne rien montrer. Sous le drap apparaît le doux visage de l’être aimé. Acharnement du sort. Elle lui donne une dernière caresse. On le lui avait arraché. La vie qu’il avait devant lui s’était brutalement envolée. Elle ne ressentirait plus jamais les caresses de ses doigts sur sa peau nue. Ses lèvres déposant un dernier baiser au creux de son cou. Ses simples pensées lui nouent le ventre. Elle se sent nauséeuse. Redressant la tête, son regard s’accroche à l’homme assis à l’arrière de l’ambulance. Les secondes se transforment en minutes. Cet homme. Il lui a volé la seule chose à laquelle elle tenait réellement. La seule chose qui avait de la valeur à ses yeux. Cet homme elle le détruirait.

VI. Les traits défaits, elle fixe ses mains. L’endroit est glacial. Chaque cri, chaque apostrophe, chaque bruit claque autour d’elle et résonne à l’infini. La brutalité de cet endroit l’indispose. Elle n’y avait pas sa place. Et pourtant elle avait tenu à s’y rendre. A plusieurs reprises elle avait tenté de venir mais son courage lui manquait. Cela faisait un an que Matthew était mort. Un an que son visage venait la hanter. Elle sentait sa main sur sa hanche quand elle marchait dans la rue. Son corps se glisser dans le lit quand ses yeux se fermaient. Sa barbe naissante la chatouiller quand elle fumait sa dernière cigarette. L’agent lui avait glissé un drôle de regard à son arrivée. Aucun jugement s’il vous plait aurait-elle voulu lui dire. Mais elle s’était contentée de lui tendre son passeport. Un agent l'interpella par son nom complet. Theodora Hamilton. Elle n’émit aucun son, lui emboîtant le pas sans un bruit, pénétrant dans la salle préposée aux visites. Elle fixe ses mains dans l’attente que l’homme lui soit présenté. Elle écoute à peine les conversations environnantes. Elle ne sait même plus vraiment pourquoi elle est là. Un besoin malsain qui s’est insinué en elle depuis ce soir-là. Elle a épluché tous les articles qui étaient sortis sur l’accident et la condamnation. Elle sait qui il est. Dante Silva. Mais elle ne comprend pas tout. Que faisait Matthew à cet endroit précis ? Quelque chose cloche. C’est alors qu’elle le voit. Son corps entier se pétrifie. Toute pensée est chassée au loin, comme si cet instant précis devait rester intact à jamais dans sa mémoire. Un an qu’elle ne l’avait pas vu et pourtant elle se souvient de chacun de ses traits. Comme si elle l’avait côtoyé toute sa vie. Il s’installe en face d’elle sans un mot. Elle le contemple, entrouvrant la bouche, mais se ravise. Elle ne sait ce qu’elle pourrait lui dire. Pourtant elle lui a écrit des lettres. Des centaines de lettres, l’insultant, le maudissant, lui décrivant tout ce qu’il lui avait retiré. Volé. Elle le contemple sans un mot. Fixement. Dans son malheur elle se perd dans le gris de ses yeux. Le temps ne compte plus. Las, il s’arrache à elle et disparaît. Toujours sans un mot elle sent toute sa carapace se fissurer.


VII. Mais quelle conne. Elle regarde avec dégoût le croquis finalisé. Ses doigts endoloris par tant d’effort la font souffrir. Elle peine à les détendre. D’un geste maladroit, elle attrape comme elle peut le verre vide et s’empresse de le remplir d’une liqueur translucide d’une main tremblante. Elle fait les cent pas, tournant comme un animal sauvage autour de sa planche. Son regard se pose sans cesse sur le dessin avant de chercher une bouffée d’air ailleurs. Elle se déteste. Dans un geste violent elle arrache le dessin de son support et le déchire. C’est pourtant son visage qui revient sans cesse. Il a remplacé celui de Matthew et l’obsède. Le verre se vide d’un trait trop rapide pour être apprécié. Elle tangue et se rattrape au mobilier environnant. Elle connait par cœur la pureté de ses traits. Elle les dessine sans cesse. Tentant en vain de trouver cet éclat qui lui manque. Etait-ce de la tristesse ? De la culpabilité ? Une certaine bestialité plutôt. Un nouveau verre vint noyer ses pensées. Elle chavire. Tout son corps se fait mollesse. Ses pensées s'embrouillent. Ce sont ses mains à lui qui se posent sur ses hanches. Elle sent son corps viril se coller au sien, étreinte sauvage volée à toute rationalité. Elle se déteste. Elle le déteste.
   
VIII. Ses mains sont recouvertes de sang. Ce n’est pas le sien. Elle supplie la jeune femme de garder le contact avec elle, lui glisse des mots encourageants. La gamine lui lance un regard presque moqueur. Elle a peu de chance de la sauver, elle le sait. Hémorragie interne. Tabassée et laissée pour morte dans cette ruelle. Une sombre histoire de drogue ou de prostitution. Peu importe. Elle ne porte aucun jugement. Son travail consiste à panser les plaies, suturer les arcades meurtries, soulager les corps esquintés, soigner les gueules cassées. Peu importe l’âge, la couleur ou encore le genre.