winter bird • Beatrix

---

---

Novembre 2019, Lewisburg • La chaleur est étouffante. La moiteur du lieu se mélange à l’ambiance brûlante. Des hurlements, des applaudissements, des mouvements de foule, des gens qui se poussent. L’odeur du sang, aussi. Il paraît que le sang n’a pas d’odeur. Mais il en a une. Tout comme l’argent. Ici, ce sont les deux odeurs qui priment. Le sang. L’argent. Le sang sur les billets parfois. Même le parfum d’Ari peine à me parvenir alors qu’elle passe à mes côtés, seulement pour aller naviguer dans la foule, en plein coeur du vacarme. Moi, je suis ravie d’assister à tout ça de loin. Seule, dans mon coin, observant la seule chose qui m’intéresse réellement. Les deux corps qui s’agitent, qui se mesurent, se toisent avant de n’entrer en contact. Ces corps qui semblent oublier la douleur le temps d’un combat. Le plus souvent. Parfois, la douleur emporte le perdant.

Et là, dans cette nouvelle irruption d’applaudissements, de hurlements sauvages, je ferme les yeux. J’inspire, car je sais que ça va être à moi de jouer. Dans l’ombre. Et ça me va. Je préfère les ombres à la lumière. On se précipite dans ma direction et je constate que celui qu’on m’apporte ne tient plus sur ses jambes puisqu’ils sont deux à le porter. Poids mort, ou du moins, seulement assommé. Le sourire grimpe sur mon front et je regarde l’étendu de dégâts. A vue d’oeil ? Un nez fracturé, sans aucun doute. Des points e suture nécessaires sur l’arcade, la pommette. Des marques un peu partout sur le corps. Rien de très grave. C’est seulement l’accumulation qui a poussé son corps à l’état de choc, de K.O.

Voilà ce qui se produit, souvent. Ils viennent ici pour chercher argent et gloire. Ils viennent ici pour se prouver des choses. Les plus entraînés, ceux dont le mental est implacable ne tremblent pas. Les autres… Il suffit d’une brèche dans le mental pour se retrouver par terre. Une simple facture à peine plus épaisse qu’un cheveu. Et votre adversaire prend le dessus. Et l’adversaire apparaît, un sourire léger et presque arrogant sur les lèvres. Sourire minimisé par la coupure qui déchire sa lippe. « Il survivra. » m’indique-t-il, sûr de lui, alors qu’il s’installe sur l’un des bancs qui me servent à poser mes affaires et mes « patients ».

Je jette un oeil à celui qui ne réagit plus, posé à même le sol sur une couverture. Bien sûr qu’il survivra. Et la vérité est que je ne peux pas faire grand chose tant qu’il n’est pas alerte pour m’indiquer ses douleurs, pourtant, je glisse déjà à genoux pour l’ausculter superficiellement. Et je sens les yeux posés sur moi. Qui observent, couvent du regard, traquent les mouvements même anodins de mes doigts qui courent sur le visage éteint juste pour vérifier mes suspicions. Le kit de suture arrive bien vite entre mes mains et je commence mon office, délicatement, méticuleusement.

« J’ai le temps d’aller en griller une? » Je tourne la tête pour le regarder, me demandant si il plaisante. Mes mains en suspens, je le contemple, ne l’ayant pas réellement fait jusque-là. Son âge transparaît enfin sur ses traits froids et durs. Ses yeux verts profonds me regardent et s’invitent dans les miens. « Si c’est aussi important. » Je souffle rapidement, préférant me concentrer sur mon attitré du moment. Celui-ci, au moins, est silencieux. « Je reviens. » Et il se lève, gracieusement, comme si il n’avait pas terrassé un homme de la moitié de son âge il y a quelques instants.

Mais je n’ai pas le temps de débattre avec moi-même sur ce sujet. Non. Pour le moment, je dois faire le minimum syndical pour rabibocher mon endormi. Des points de suture. Profiter de son état pour lui replacer le nez alors que la foule hurle de nouveau. Je présume que mes prochains patients seront dans un état similaire à entendre les cris qui agitent la foule en délire.

« Et maintenant? » Je sursaute, persuadée que j’étais seule, du moins, autant que je puisse l’être dans cet endroit bourré de gens. Lui, il est là, dans le coin, prêt à revenir prendre la place qu’il a laissé il y a quelques minutes à peine. Pourtant, à moi, cela ne m’a semblé être qu’une poignée de secondes. Dernier coup d’oeil au sol et au corps abasourdi et je me redresse pour aller m’asseoir à ses côtés sur le banc.

« À part l’évident, quelque chose à déclarer ? » Je le regarde, presque défiante, prenant note que son visage n’est pas spécialement amoché. Un oeil au beurre noir, sa lèvre coupée… C’est tout ce qu’il y a d’évident. Mes yeux balaient son corps en descendant, mais je suis interrompue par la main qu’il me tend. « C’est vous le médecin. » Sa désinvolture me laisse perplexe alors que je me saisis de lui, du bout des doigts, une main autour de son poignet pour observer. Je soupire. « Ici ? » Et je me risque à appuyer doucement sur le dos de sa main, à l’extrémité. Il se raidit, serre des dents et inspire, mais, rien d’autre. D’habitude, j’ai des réactions plus prononcées.

« Facture du boxeur. » J’ai le sourire sur les lèvres, comme une enfant qui fait une découverte. Depuis le temps, je suis habituée à ces fractures. Ce sont les plus courantes. Le plus souvent, elles ne nécessitent pas grande intervention. Je suis déjà occupée à faire bouger ses doigts pour vérifier que tout va bien, malgré sa main enflée tirant sur le rouge violacé. « Je vais devoir tirer et manipuler pour remettre en place. Un petit quelque chose pour la douleur? » J’interroge pour la forme, car j’amorce déjà un demi-tour pour fouiller mon sac. Arrêtée au vol par sa main valide sur mon bras. « Pas besoin. Parlez-moi de vous, distrayez-moi. Ça suffira. »  Je marque un temps d’arrêt, le regarde sans le voir. Cherchant un double sens à tout ça. Mais il n’y en a pas. Son regard est limpide, brillant.

« Moi ? » « Vous. »  Je fronce les sourcils alors que je me réinstalle face à lui, reprenant possession de sa main. « Mais, il n’y a rien à dire sur moi. » Je rigole presque, incrédule alors que je me saisis de son petit doigts, prête à pratiquer la manoeuvre de Jahss. J’attends pourtant, cherchant toujours dans ses yeux ce qui cloche dans cette conversation. « Il y a forcément quelque chose à dire quand on est choisie par Lonàn McGrath. » Je plisse les yeux, surprise de cette position prise. Il est clair qu’il connait Lonàn. « Je ne suis qu’une gosse de Chicago. Un médecin râté qui a eu la chance de croiser son chemin, rien de plus. » J’hausse les épaules, commençant ma manoeuvre.

Sa main valide se serre en un poing et il regarde ce que je fais avec attention. « J’ai presque terminé. » Je précise, tirant et replaçant aussi doucement que possible l’os brisé. Lui, il ne dit rien. Lui, il se contente d’analyser mes gestes, peut-être mes mots. Je n’en sais rien. Alors, je garde le silence aussi, et je termine, fouillant mon sac d’une main pour récupérer de quoi immobiliser sa main, m’activant alors que je donne des directives. « Au moins 3 semaines tranquilles… Après… Idéalement, il faudrait consulter. » Il rigole soudain de bon coeur mais porte une main à ses côtes, s’arrêtant presque soudainement. Je me demande ce qu’il peut bien trouver de drôle alors que je le regarde d’un air désabusé.

« Vos côtes. Faites voir. » « Ce n’est rien. » Il répond fermement et mes mains retombent contre mes cuisses. C’est bien la première fois que quelqu’un refuse que je jette un oeil. De quoi a-t-il peur? Que cache-t-il ? Si je n’avais pas pleine confiance en Ari et Lonàn quant au choix des combattants, je commencerais à paniquer.  « J’ai besoin de voir, ce n’est pas discutable. » Mon ton est ferme et sec et je suis sûre que j’ai une moue plus boudeuse que fâchée sur le visage. Il est secoué par un rire furtif, de nouveau, et retire son t-shirt d’une main.

Ce que j’ai sous les yeux me laisse silencieuse un instant. Des cicatrices, plus ou moins jolies se dessinent sur sa peau à peine hâlée. Son torse bien dessiné pour l’âge que je lui prête traduit sa condition physique exceptionnelle. Je fronce les sourcils. « J’en ai vu d’autres, Bebe. » Et si je pouvais tomber le cul par terre, je le ferrai. Hébétée, je suis à deux doigts de rejoindre le vaincu par terre alors que le gagnant se relève. Il vient de gagner deux combats. Bien différents. Personne ne m’appelle Bebe. Sauf mes proches. Et nous ne le sommes pas. Et je n’ai pas le temps de me demander d’où il tient ça, que déjà il disparaît alors qu’on envahit ma pseudo infirmerie.